19 juin 1997 |
Idées
"Il n'y a pas de culture, de science, de conscience historique, de spiritualité et aussi de société saine et dynamique sans de fortes et longues filiations."
Il y a quarante ans, dans mon coin de pays, une équipe de chercheurs de l'Université Laval est venue mener la première recherche régionale à la fois sociale et religieuse en Amérique du Nord. Jeune diplômé de l'Université de Montréal, j'ai trouvé chez eux des maîtres exceptionnels qui m'ont communiqué la passion de l'intelligence culturelle, sociale et spirituelle. Cette filiation dont je suis aussi fier que reconnaissant n'a cessé de s'enrichir au fil de plusieurs projets communs qui ont suivi depuis. J'ai toujours pensé, par exemple, que mon ami Fernand Dumont, en deçà et par-delà son talent exceptionnel, était porté, marqué par le milieu culturel inspirant de Québec et de l'Université Laval, soit dit sans flagornerie.
Dans ce court message que j'adresse particulièrement à vous chers diplômés, futurs collègues, je l'espère, je vais réfléchir un moment sur l'importance de la filiation, surtout dans ces champs disciplinaires qui nous rassemblent aujourd'hui. J'avoue que c'est là où se logent mes plus profondes inquiétudes et mes plus fortes résolutions d'engagement. Il n'y a pas de culture, de science, de conscience historique, de spiritualité et aussi de société saine et dynamique sans de fortes et longues filiations.
Je fais partie du fort contingent de 28 % de professeurs qui vont très bientôt quitter l'Université de Montréal avec une bonne retraite assurée. Il en va de même en bien d'autres milieux et institutions où dans une précipitation sans précédent, les liens durables, les transmissions, les rapports intergénérationnels sont gravement compromis. Ce problème a beaucoup à voir avec votre avenir, et aussi avec nos attitudes d'aînés face à l'avenir. Serons-nous des aînés retraités-rentiers comblés, décrochés des énormes défis que vous vivez, vous qui avez poursuivi des études supérieures souvent dans des conditions très précaires? En passant, il m'arrive de souhaiter que vous soyez collectivement plus pugnaces dans le champ des débats sociaux actuels. On balaie un escalier de haut en bas, mais c'est de bas en haut qu'on le construit.
J'en suis venu à penser qu'on évalue le tonus d'une société par la place qu'elle accorde au développement des talents de chacun, chacune. En relation avec une tradition humaniste et spirituelle que je partage avec plusieurs d'entre vous, cette stratégie prioritaire des talents a aussi un sens radicalement social de générosité, de service, de fécondité et d'inventivité.
Au moment où tant de gens ont peine à s'inscrire d'une façon signifiante et efficace comme citoyens sujets, acteurs, interprètes et décideurs dans les débats sociaux, politiques, économiques et éthiques, l'éducation doit cesser d'être un secteur à côté des autres ou un privilège pour devenir une matrice incontournable de tout développement qualitatif et durable.
Vous êtres dans des disciplines qui ont beaucoup à voir avec l'un ou l'autre champ de transmission intergénérationnelle. Outre les grandes richesses des patrimoines historiques de chacune de vos disciplines, il y a cette requête pressante de dépassement des multiples crises de transmission non seulement dans l'école et la famille, mais aussi dans les milieux de vie et de travail.
Et que dire des graves déséquilibres et cassures démographiques. Par exemple, en combien de grands réseaux, on ne trouve pas 10 % ou même 5 % de jeunes en bas de trente ans. Je ne suis pas sûr qu'on soit assez conscients des problèmes de long terme qu'on est en train de créer. Des problèmes qui ont une profondeur culturelle, philosophique, éthique et spirituelle trop laissée pour compte dans les pratiques actuelles de tous ordres et même des rationalités scientifiques dominantes. Vous aurez des rôles majeurs à jouer en ces domaines.
Je pense surtout à vous de la génération montante qui êtes l'avenir conjugué au présent. À tort ou à raison, je considère que les messages et les politiques concrètes actuelles ne vous laissent pas assez clairement entendre que nous avons absolument besoin de vous, comme si vous n'étiez qu'un coût très élevé dans nos budgets privés et publics. Il faut à tout prix renverser cette logique mortifère. Je me demande si une vision et une pratique davantage intergénérationnelle ne deviennent pas un des rares lieux d'inscription des choix collectifs dans la durée, au-delà de nos politiques sociétaires ponctuelles et à la pièce. Permettez-moi encore ici une note personnelle. Je quitte l'université, mais déjà je suis engagé avec un groupe d'aînés et de jeunes adultes dans des projets de cet ordre. Jamais dans l'histoire on n'a connu une telle potentialité de chimie intergénérationnelle dynamique reliée à une longévité sans précédent.
Toute nouvelle génération est porteuse d'une dynamique historique particulière. Je souhaite que la vôtre prenne résolument sa place d'une façon la plus solidaire possible. Et comme d'autres aînés retraités, je souhaite être un allié utile, mais pas encombrant et surtout pas paternaliste, je l'espère. Je remercie les autorités de votre très grande université d'avoir risqué d'inviter un vieux "snorau" de chanoine montréalais toujours secrètement fasciné par les gens de Québec.
À bon entendeur, salut!
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* Allocution présentée lors de la cérémonie de collation des grades du dimanche 15 juin, au cours de laquelle Jacques Grand'Maison a reçu un doctorat honorifique en théologie.