![]() |
5 juin 1997 ![]() |
PAR DENISE VEILLETTE
PROFESSEURE AU DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE
Quelques lueurs d'espoir peuvent-elles émerger du chaos actuel dans le monde de la santé? Réussira-t-on à réorganiser quelque chose de cette monumentale déconstruction? Il le faudra bien. Mais il faudra faire vite.
Je veux parler. Même si mon propos contient une contradiction, celle qui consiste, d'une part, à louanger médecins, infirmières et infirmiers ainsi que le personnel des CLSC, travailleurs sociaux et autres professionnels de la santé, pour le professionnalisme de leur travail malgré les conditions pénibles qui sont les leurs actuellement dans les hôpitaux et dans les CLSC. Je les ai vus tenter parfois l'impossible. Je ne les critiquerai certainement pas. Contradiction cependant, puisque, d'autre part, j'entends déplorer et décrier haut et fort ce qui se passe, en particulier dans les hôpitaux.
De la folie meurtrière
Au cours des dernières semaines, j'ai accompagné dans divers
milieux de la santé un homme (67 ans) qui a subi un triple pontage
coronarien, une femme (62 ans) qui a subi le remplacement d'une valvule
cardiaque par une prothèse valvulaire cardiaque, une autre femme
(85 ans) qui a subi une opération pour une cataracte et une autre
(57 ans) qui a subi une hystéroscopie. Enfin, un soir, je me suis
accompagnée moi-même à l'hôpital pour une crise
de panique ! En ajoutant les multiples visites ici et là de contrôle
postopératoire et les recours aux CLSC, j'ai eu à maintes
reprises l'occasion de réfléchir à notre "nouveau"
système de santé. Je n'apprendrai rien à personne.
Les médias nous répètent à longueur de journée
le refrain lancinant d'un air bien connu. Je veux seulement dire ici que
ce que j'ai vu, vécu, entendu, expérimenté, connu,
constaté, perçu dépasse les limites de l'entendement
et frôle la folie, pour ne pas dire la folie meurtrière.
Un rythme carabiné
D'abord un rythme carabiné. On risque de voir des opérations
sans histoire se transformer en cauchemars postopératoires à
cause de l'anxiété générée chez les patients
( et leur famille ( par ce climat de haute tension. Des coups de vent dans
les chambres :
Oui, dehors, parlons-en
Dans ce rythme stressant, le personnel s'essoufle, le patient s'inquiète.
Dans un département, le ritualisme de la tuyauterie est bien rodé.
On accueille six patients par jour pour les préparer à l'opération,
on en opère six par jour ( en plus des urgences), on en déplace
six par jour du bloc opératoire aux soins intensifs/progressifs,
puis de là on en retourne six par jour aux soins réguliers.
Pour cela, on l'aura deviné, il faut en "sortir" six par
jour. (Paré ou pas paré, tu sors pareil.)
Dans la semaine qui suivit son opération, un homme a dû retourner deux fois aux soins intensifs pour complications. Deux jours plus tard, il recevait son congé de l'hôpital. Sa femme supplia le médecin de le garder encore quelques jours de plus : "Je ne peux pas ramener mon mari à la maison dans cet état de faiblesse." ( "Faible à l'hôpital ou faible chez vous, il sera aussi bien faible à la maison. Puis s'il lui arrive "quelque chose" (c'est quoi ça quelque chose ?), il y a un hôpital à ..., vous l'amènerez là, à l'urgence." (Et voilà, un patient de plus pour un autre hôpital. C'est bon pour les quotas.)
Au moment d'un départ, une femme demanda d'obtenir une ambulance qui conduirait le patient de Sainte-Foy à Beauport, étant donné l'anxiété et la faiblesse du patient, son taux élevé de glycémie et le fait que froid et tempête sévissaient ce matin-là. À la réaction du médecin, elle comprit qu'elle venait de demander un jet privé ! S'enquérir du lieu de l'abribus pour le métrobus 800 aurait sans doute soulevé moins d'étonnement. Cette dureté n'est qu'un détail. Mais lorsque des détails de ce genre s'accumulent, on prend conscience de la dégradation et de la pauvreté des services de santé et de la régression du développement social et sanitaire d'une région.
Le dossier est peut-être déjà, lui, en voie de
guérison
Bien sûr, tout doit être noté au dossier, mais le patient
aimerait aussi connaître son état. Un matin, je demandai si
un médecin de médecine interne allait passer dans la chambre.
"Ne vous en préoccupez pas. Chaque jour un médecin voit
le dossier pour réajuster si nécessaire la médication."
Ce n'est pas le dossier qui est couché dans le lit, c'est une personne
humaine préoccupée de son état de santé. Peut-être
aimerait-elle savoir que si elle-même n'est pas vue, son dossier,
lui, est vu, qu'il reçoit une consultation, qu'il est traité.
Qui sait, le dossier est peut-être déjà, lui, en voie
de guérison ! Je suis toujours impressionnée de voir, dans
un poste de garde, toutes ces têtes réunies, penchées
et con-centrées sur la lecture et l'écriture de dossiers,
comme si l'histoire du patient se déroulait à l'extérieur
de lui-même, loin de lui, voire même à son insu.
Et les chatons, eux ?
Les malades, étant donné leur état, n'ont pas l'énergie
de se plaindre. Le personnel soignant, qui en a plein les bras, ne peut
davantage philosopher longuement sur ses conditions actuelles de travail.
En fait de philosophie, j'allais oublier de dire qu'au cours de ces mêmes
dernières semaines, j'ai aussi accompagné un chaton à
son hôpital vétérinaire pour ses vaccins. Devant l'accueil,
l'affection et la qualité des soins qu'il a reçus pour cette
chirurgie... disons mineure, je crois que c'est là que j'irai lorsque
j'aurai moi-même besoin d'une intervention.
Que peut faire un personnel réduit ?
Comment peut se comporter un personnel réduit lorsqu'en moins d'une
demi-heure d'intervalle ( et j'en ai été témoin ( il
doit faire face à deux arrêts cardiaques (l'un au 4e étage
ouest, l'autre aux soins progressifs), un homme "branché"
tombé en bas de son lit, une femme qui demande incessamment la bassine,
voilà trois jours que ses intestins n'ont pas fonctionné :
"Tout de suite", implorait-elle. Et j'imagine que dans le même
intervalle la trentaine d'autres patients de la même aile devaient
aussi avoir besoin de quelque chose, tout au moins qu'on leur tienne la
main à l'occasion et qu'on leur offre une présence attentive.
Mais comme le disait une infirmière : "Il y a belle lurette
qu'on n'a plus le temps de s'attarder près du lit d'un patient."
Un soir, un infirmier sortant des soins intensifs poussa un soupir relaxant
: "Vous êtes débordé, lui dis-je, on vous voit
bien courir." On lui avait amené un patient de plus et il avait
dû s'en occuper pendant deux heures sans relâche : "Ce
qui s'est produit chez mes autres patients pendant ce temps-là, je
ne le sais pas..." ( "Que vont devenir nos hôpitaux",
demandai-je ? ( "Nous continuons à donner des soins de qualité."
( "Vous savez que ce n'est pas vrai." ( Après hésitation,
il avoua : "Nous ne devons pas le dire, pour ne pas alerter la population."
Celle-ci est alertée depuis un bon moment déjà. Elle
n'est ni dupe, ni naïve. Elle a peur, et sa peur est justifiée.
Le virage ambulatoire
À mon avis, le virage ambulatoire, c'est se faire "r'virer"
d'un hôpital à l'autre, en passant par les CLSC et la ligne
téléphonique dans la crainte de n'être bien soigné
nulle part. Qu'on cesse de dire que tout va bien quand, tout le monde le
sait, tout va mal. Qu'on cesse de parler de virage quand il faudrait plutôt
parler de dérapage. Ce témoignage d'un homme qui me raconta
qu'on avait prévenu l'hôpital X qu'une personnalité
devait aller le visiter et qu'il ne devait pas y avoir de traîneries
dans les corridors ! (Les civières avec des patients dessus étant
considérées comme des traîneries.)
Une femme n'est plus
J'ai été témoin d'une histoire accablante. Une femme,
âgée de 62 ans et venant d'une région éloignée
du Québec, a reçu une prothèse valvulaire cardiaque
un jeudi matin de février dernier. Complication : paralysie du bras
et de la jambe gauches. Sortie des soins intensifs/progressifs le mercredi
suivant au matin, on lui laissa entendre qu'elle en avait encore pour neuf
jours à séjourner à l'hôpital. Ce même
mercredi, en début de soirée, volte-face. Elle s'inquiéta
me disant : "On vient de me parler de me sortir bientôt."
À l'idée qu'elle devait sortir dans cet état dès
le lendemain, je voulus en savoir plus du poste de garde. On me fit d'abord
remarquer que le dossier était confidentiel, que puisque je n'étais
pas de la famille on ne pouvait m'en dire davantage. Je le comprends, en
même temps que je ne peux m'empêcher de penser comment cette
excuse protocolaire de la confidentialité doit parfois faciliter,
abriter et masquer aussi probablement beaucoup d'erreurs médicales.
Une infirmière me rassura : "Je ne peux pas parler, mais fiez-vous
à ce que je vous dis : vous savez bien qu'on ne sort pas les gens
dans un état pareil." Rassurée, et empêchée
de la visiter le lendemain jeudi, je reportai ma visite au vendredi 18 h
15. À mon arrivée, on m'apprit alors qu'elle venait tout juste
de quitter en ambulance, ce vendredi à 17 h 00, pour l'hôpital
de sa ville, à quatre heures de distance de Québec. Devant
ma réaction on voulut me consoler : "Ne vous en faites pas,
son coeur s'était stabilisé. Il lui reste de la motricité
à recouvrer ; ce sera long, elle sera beaucoup mieux dans sa région
entourée des siens." C'est juste. À une exception près
: c'est quoi un coeur suffisamment stabilisé après huit jours
seulement d'une opération à coeur ouvert suivie de complications,
pour entreprendre un voyage d'au moins quatre heures, dans la circulation
du vendredi 17 h et dans les relents de la tempête hivernale de la
veille. Deux ambulanciers étaient partis à 13 h de la ville
en question faisant ainsi le trajet aller-retour à l'aide d'un café
pour couper les huit heures de route. Imagine-t-on le stress de cette femme
?
Au poste de garde, ma crise de nerfs n'impressionna personne. Je quittai l'hôpital vers 18 h 30 pour me rendre à ma résidence. J'apprenais par téléphone vers 20 h que cette femme venait de décéder dans l'ambulance à la hauteur de Rivière-du-Loup. Elle n'avait pu parcourir que la moitié de son chemin. Je n'accuse pas. L'hôpital ne pouvait sans doute pas garder cette patiente. Mais celle-ci ne pouvait peut-être pas non plus sortir. Je ne juge pas. Je n'ai ni les connaissances médicales, ni l'information nécessaire pour le faire. En tant que madame-tout-le-monde, je dis mon inquiétude. Que va-t-il se passer dans l'avenir dans des cas similaires ? Accablée, je retournai tard le soir marcher dans le corridor près de la chambre qui avait été la sienne, comme pour être pacifiée. Je reçus l'écoute réconfortante de l'infirmière en chef que je remercie. Cette femme si attachante qui m'avait demandé, en l'absence à Québec de parents et d'amis, de veiller sur elle et d'être, comme elle m'appelait, "son ange gardien", cette femme n'est plus. Je voudrais que cette mort n'ait pas été inutile.
Bonjour docteur, aujourd'hui je viens pour la technique
Le virage ambulatoire scinde désormais la mission traditionnelle
d'un hôpital en deux fonctions bien distinctes, à vivre dans
deux lieux fort distincts : l'hôpital demeure le lieu technique pour
les interventions et, comme lieu de convalescence et de guérison,
c'est ailleurs ! Pour le moment, l'ailleurs, c'est dehors. Les CLSC, les
centres divers, les cliniques privées, les divers services sont à
la course pour s'aménager. On détruit avant même d'avoir
instauré de véritables formules de remplacement gagnantes.
Ce que les hôpitaux ne pouvaient plus faire, pourquoi et comment les
CLSC seraient-ils soudainement davantage capables de le faire ? Cela donne
quoi de fermer son dossier à l'hôpital pour en réouvrir
un au CLSC (nom du père, nom de la mère, sexe, âge,
antécédents médicaux, etc.)
Du double contexte : de la technique et de l'ailleurs
Dans ce double contexte de la technique et de l'ailleurs, il faudra voir
à ce que notre dossier, lui, ne soit pas divisé en deux. Récemment,
un dossier incomplet plongeait un peu dans l'embarras médecin et
patient. Le médecin risqua : "Vous savez votre histoire, vous
n'avez qu'à la répéter." C'est étrange
comment, d'une part, le pouvoir médical nous cache notre dossier.
( Qui a une photocopie de son dossier ? Qui lit son dossier ? ( Et comment,
d'autre part, on devrait soudainement en connaître la teneur, termes
scientifiquement barbares y compris.
Nos hôpitaux : une bureaucratie
Un directeur d'hôpital a pu récemment se vanter publiquement
de fermer des sections de son hôpital tout en traitant annuellement
davantage de cas. Mais de quelle performance parlons-nous ? De quel marathon
parlons-nous ? De quelle médecine parlons-nous ? L'important est
désormais de balancer les livres de comptabilité et d'impressionner,
Dieu sait qui, avec des quotas d'ailes habitées versus des quotas
d'ailes vidées, des quotas de lits (on pourrait peut-être coucher
deux par lit !), des quotas sur les listes d'attente, des quotas pour les
durées des traitements, des quotas de personnes à opérer
versus des quotas d'opérés, des quotas pour les durées
des séjours. Et les quotas de ceux qui, expédiés un
peu trop vite, doivent re-rentrés là ou ailleurs ? Les quotas
de morts sont-ils comptés ? Ils doivent baisser la moyenne annuelle.
Et la qualité des traitements ? Avec quels critères jouons-nous
de la vie et de la mort ? Avec quels critères jouons-nous de la santé
et de la maladie ? De quelle excellence parlons-nous ?
Il y aura le riche, le gueulard, le chanceux entouré de parents et d'amis. Mais il y aura aussi le moins nanti, sans défense, isolé dans sa maladie. Que sera pour lui cet ailleurs postopératoire ? Voilà une médecine à deux vitesses, celle des riches, celle des pauvres. Plus que jamais notre Yvon Deschamps national aura eu raison : "Il vaut mieux être riche et en santé que pauvre et malade."
Engagement et passion du travail ou indifférence
Une femme aux menstruations quasi hémorragiques se rendit un soir
à l'urgence d'un hôpital. À l'arrivée on lui
apprend que sa tension artérielle est de 190 sur 120. On lui dit
d'attendre la venue du médecin. Dix minutes, quinze minutes, seule,
dans une petite pièce fermée (et renfermée), avec ses
saignements et sa tension élevée. Le médecin, à
l'air bourru, déclara en guise de salutations et d'entrée
en matière : "Vous en prenez de la place, vous, votre manteau
sur ma chaise. L'infirmière ne vous a pas dit de l'accrocher sur
le mur. Il y a un crochet là, c'est pour cela." Comme accueil
et remède à l'anxiété, c'était pas si
mal. La femme, furieuse, fit le geste de partir. Il la retint et changea
d'humeur. (Pour sa réputation ou pour le bien-être de cette
femme ?) Ce médecin avait dû être passablement surmené
ou il ne se sentait plus beaucoup médecin. Cette attitude de désengagement,
je l'ai souvent vue s'exprimer. Par exemple, une infirmière me dit
: "Je ne fais plus ce que je voudrais faire, ni ce que je devrais faire.
C'est frustrant pour les malades, mais pour nous aussi." Pour tenir
le coup, le personnel doit probablement souvent fermer les yeux et tâter
de l'indifférence. Quand, faute de conditions et de moyens, on ne
peut être à la hauteur de l'essentiel de la tâche, un
manteau mal placé peut certes agacer.
Du système à la solidarité
C'est qui, c'est quoi le système ? C'est chacun de nous. Par notre
silence et notre complicité. Il nous faudrait vivre solidaires. Je
ne parle pas d'une solidarité de parti, ni de solidarité syndicale,
ou patronale, ou gestionnaire, ou d'une solidarité négociée.
Je parle d'une solidarité authentique vécue par chacun de
nous. C'est justement ce qui ne se produira pas. Car, devant la gravité
de l'ensemble des dégâts du contexte socio-économique
actuel touchant l'emploi ainsi que les programmes sociaux et l'éducation
qui ne semblent pas devoir bientôt s'arrêter, chacun ne peut
regarder que soi-même et tenter de sauver sa peau. Quand un bateau
coule, ce n'est plus le moment de refaire l'humanité, ni de tisser
des liens sociaux. "Nous avons été confiés les
uns aux autres" disait récemment un célébrant
lors de funérailles. Phrase significative s'il en est une. Mais comment
"prendre soin de", comment témoigner de la sympathie aux
autres lorsque tout craque de toutes parts, que chacun s'inquiète
pour lui-même, lorsque tout support institutionnel s'effrite, et que
les professionnels de la santé sont débordés et sans
ressources suffisantes ? Comment tenter de responsabiliser davantage les
familles alors qu'elles éclatent, que les enfants qui y naissent
sont peu nombreux et le plus souvent dispersés aux quatre coins du
monde ? Comment recharger les épaules des femmes, "ces aidantes
si naturelles", alors qu'elles ont déjà une double journée
et qu'elles prennent conscience qu'elles n'ont pas, seules, à subventionner
l'humanité de leur bénévole générosité
dévouée. Les femmes n'ont pas à assumer plus que les
hommes les soins affectifs, physiques et curatifs des enfants, des personnes
âgées et des malades. La désinstitutionnalisation nécessitera
tôt ou tard une réinstitutionnalisation. A-t-on quelque modèle
en vue ? De toute manière, on est fort là-dessus au Québec
: démolir pour reconstruire. Réorganiser l'organisation dans
la santé, comme on l'a fait pour l'éducation.
Et le déficit humain à venir
L'espérance de vie s'allonge. Pour les femmes, de 42 ans qu'elle
était en 1850 elle sera de 82 ans en l'an 2000. Mais l'espérance
de vie sans maladie ne s'est pas, elle, améliorée. Comment
vivra-t-on cette longévité avec son cortège de maladies
? Toutes ces retraites anticipées, plus ou moins forcées,
plus ou moins volontaires, ne contribueront certainement pas à rajeunir
le visage de notre population, ni à redonner du tonus à nos
projets sociétaux, ni à faciliter nos vies individuelles et
collectives.
On paye cher l'absence de médecine préventive. On a payé cher (c'est le cas de le dire) la médecine palliative qui était tout de même, sinon toujours curative, du moins caritative, charitable, faite de compassion et d'attention. Mais le déficit humain à venir des morts inutiles, des mal soignés, des soignés trop tard, des soignés trop rapidement, des soignés dans l'indifférence, qui le calculera ? Les départs nombreux du personnel soignant vers des cieux plus cléments, les burn out, qui les calculera ? Qui payera la note de ce déficit en train de s'accumuler ? On ne s'en préoccupe même pas.
Un nouveau concept d'hôpital
On conçoit que le concept d'hôpital puisse changer. Plomberie,
haute couture des bouts de ceci et de cela, greffes de toutes sortes, prestigieuse
mécanique automobile incluant pose et installation mais excluant
le service après vente... Nos hôpitaux sont devenus laboratoires,
outillages et appareillages. Dans ce progrès ( qui en est réellement
un (, il faudrait toutefois se préoccuper des effets secondaires
! Il aurait fallu laisser le temps à la population de changer sa
mentalité, d'implanter des centres de convalescence, de se réhabituer
à d'autres pratiques face à la maladie et face aux processus
de guérison, de réorganiser avec plus de ressources l'après
des interventions chirurgicales, de créer de nouveaux services. Il
aurait fallu surtout laisser le temps à la population d'apprendre
comment être malade de façon à respecter les normes
de performance administrative des hôpitaux ! Nous ne sommes pas encore
recyclés à cette nouvelle conception de l'hôpital.
Comme nous ne sommes pas encore recyclés à la relation médecin-patient, qui du caractère intime qu'elle revêtait, devient de plus en plus place publique. Récemment, trois personnes inconnues d'un patient étaient présentes à son entretien au cours duquel il attendait dans l'anxiété un diagnostic sévère. C'est drôle ce que la confidentialité ne joue pas toujours de la même manière. Si elle est encore au service du pouvoir médical, elle devient de moins en moins une caractéristique de la relation médecin-patient.
Et philosophons encore
Nous sommes-nous trompés d'humanité ? Pour ce qui nous reste
d'humain dans notre humanité. À moins que le clonage ne nous
donne une vie de rechange. Des morceaux de rechange à rafistoler
les uns aux autres pour reconstruire une identité "humaine"
(physique, psychique et morale) dans une solidarité sociale à
réinventer. Pour l'instant, ce que deviennent nos corps d'êtres
humains, ce que deviennent nos morceaux de corps soignés tout en
pièces détachées, ce que deviennent nos hôpitaux
autrefois chargés du soin de ces corps devenus aujourd'hui hauts
lieux de technologie, ce que deviennent les attitudes et les gestes médicaux,
l'acte du diagnostic, de la chirurgie, l'acte de soigner et de guérir,
l'acte de compassion, l'acte d'accompagnement du malade, de la personne
âgée et du mourant, je ne le sais plus. Le rapport médecin-patient
se transforme en un rapport expert-machine. La personne malade n'est au
coeur de rien du tout : elle est en partie abstraitement couchée dans
le dossier et en partie confondue avec l'écran des technologues.
Cette médecine nucléaire qui voit tout à l'intérieur
d'une personne, sa peur et sa souffrance exceptées, ne génère
pas beaucoup l'empathie.
Du minéral au végétal, de l'animal à l'humain, des bribes éparses réutilisées et réorganisées par et pour un futur règne, celui de la biotechnologie. Dans le virage actuel il n'y a pas qu'une question de gros sous. Il y a aussi et surtout la transformation effarante de l'être humain. C'est sans doute cela le plus angoissant. Avant d'en être rendu à la guérison de soi par soi via internet, Hippocrate et Dolly, au secours !
La plus noble responsabilité qui soit
Je veux terminer comme j'ai commencé. En saluant les intervenants
et les professionnels de la santé pour leur professionnalisme dans
le virage technologique entrepris depuis longtemps, comme dans le virage
ambulatoire instauré plus récemment. Le second virage étant
très certainement la conséquence du premier. En effet, la
logique interne du dossier et la logique technologique de l'écran
renfermant toutes les réponses et inspirant tous les diagnostics
s'autosuffisent et se substituent de plus en plus progressivement à
la présence humaine. Mes propos n'ont d'autre but que d'illustrer
le fait que quelque chose ne tourne pas rond dans l'évolution actuelle
des soins de santé. Il est plus facile de dénoncer que d'encourager.
Je sais. Encore une fois, je n'accuse personne. Je ne doute ni de la sincérité,
ni des efforts des personnes concernées, qu'il s'agisse des milieux
médicaux, des milieux administratifs comme des milieux politiques.
Je ne doute aucunement de la bonne volonté des personnes à
la recherche d'un mieux-être pour la population québécoise.
Mais je dis que, pour le moment, nous tous collectivement sommes en mal
d'espace et, plus particulièrement, en mal de confiance pour obtenir
soins et guérison dans un contexte plus sécuritaire, dans
un environnement plus chaleureux.
Du chaos actuel peut-il émerger quelques lueurs d'espoir ? Réussira-t-on à réorganiser quelque chose de cette monumentale déconstruction ? Il le faudra bien. Mais il faudra faire vite. Comme le disait avec lucidité un infirmier : "Ce n'est rien ce qu'on voit aujourd'hui, on marche encore un peu sur l'élan et l'organisation d'avant, le pire reste à venir." Il faudrait essayer d'éviter ce pire. Car la population sera sans pardon à l'égard de celles et ceux qui ont entre leurs mains la plus noble responsabilité qui soit, celle de la vie humaine.