6 mars 1997 |
Pour ce dramaturge sans frontières, l'imagination est l'art de combiner les souvenirs jusqu'au cauchemar.
En invitant l'illustre Fernando Arrabal à venir leur parler, les étudiants et étudiantes de la majeure en théâtre du Département des littératures de la Faculté des lettres s'attendaient peut-être à tout, sauf à ce que l'homme tienne un discours organisé sur un sujet précis. À cet égard, ce brillant auteur dramatique et cinéaste espagnol d'expression française a livré la marchandise, tenant son public en haleine du début à la fin. Décousu à souhait, son discours n'en était pas moins relié par le fil conducteur de l'imagination et de la fantaisie.
Auteur d'une centaine de pièces de théâtre, d'une douzaine de romans, de six films et d'une trentaine d'essais, Fernando Arrabal aurait pu aussi entretenir son public de la manière dont il faisait cuire les spaghettis ou de sa marque d'eau de toilette préférée, qu'on l'aurait écouté quand même. Ce grand petit homme qui discourt en marchant a choisi de parler du "mouvement panique", en référence au genre théâtral qu'il a fondé au début des années 1960. Fidèle à sa propre légende, le réalisateur de Viva la muerte ! et de J'irai comme un cheval fou a encore une fois brouillé les pistes... et jeté la panique ailleurs.
"La panique a été présente plusieurs fois au Québec, notamment lorsque le Général de Gaulle a crié "Vive le Québec libre" lors de sa visite en 1967", a-t-il lancé d'entrée de jeu, avant de parler de "l'inspirateur" de cette célèbre phrase, Alexandre Kojève, "dont le nom ne figure même pas dans Le Petit Larousse". On saura ainsi qu'après avoir vécu en Allemagne, ce philosophe français d'origine russe - qui fut conseiller de de Gaulle émigrera à Paris, où il enseignera à des étudiants aux noms plus tard célèbres comme Jean-Paul Sartre, Claude Lévi-Strauss et Tristan Tzara, ce dernier étant l'un des fondateurs du mouvement dada.
La vache folle
Cet enchaînement habile permettra à Fernado Arrabal d'expliquer
les circonstances entourant le choix du nom de ce mouvement artistique révolutionnaire
fondé à Paris en 1916. À l'heure de baptiser leur groupe,
"un jour qu'ils se trouvaient tous nus dans le même lit",
l'écrivain Tristan Tzara, le peintre Max Ernst, le poète Paul
Éluard et sa femme Gala auraient ainsi ouvert le dictionnaire au
hasard et seraient tombés sur le mot dada. "Les choses se nomment
comme il faut qu'elles se nomment", affirme gravement le dramaturge,
avant de confier à l'assistance son amour et son admiration pour
Gala, "une femme suicidaire d'un charme fou" qu'il essaiera de
conquérir, mais sans succès. "L'imagination est l'art
de combiner les souvenirs jusqu'au rêve, jusqu'au cauchemar",
dit-il encore.
Provocateur jusqu'au bout des ongles, Fernando Arrabal place le Marquis de Sade au rang de "maître des surréalistes" et raconte avec force détails le déroulement d'une soirée organisée en l'honneur de l'auteur des Malheurs de la Vertu, à Paris, il y a de cela quelques années. Et le public n'a d'yeux et d'oreilles que pour ce maître de l'absurde et de la provocation - au théâtre comme dans la vie - qui porte une mini-cravate à pois et fait des moulinets avec les bras quand il répond aux questions que lui adressent ses admirateurs.
Interrogé sur l'existence du théâtre panique, Fernado Arrabal dira: "Il n'a jamais existé", tout en acceptant d'en expliquer la philosophie: Tout est possible dans l'art et dans la vie. Il faut adopter la morale au pluriel. "La mémoire est à la base de toutes les facultés, lance-t-il tout à coup. Il en est ainsi de la maladie de la vache folle. Elle se met à danser parce qu'elle ne se souvient plus comment marcher."
Chaudement applaudi à la fin de sa conférence, Fernando Arrabal aura réussi à étonner et à émouvoir, tout en ne dépassant pas les bornes de la bienséance et du bon goût. Par la seule force de sa présence toutefois, il aura suggéré la démesure, sans pour autant déclencher de "mouvement panique".