20 février 1997 |
Idées
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*Extraits d'une conférence prononcée hier, 19 février, dans le cadre des Grands Débats du Publicité-Club de Montréal
"La commandite, c'est de la publicité
qui influence les jeunes.
Le lobby pro-tabac fait de la désinformation."
Il existe une Loi réglementant les produits du tabac depuis 1988 dont l'Article 4 dit bien que la publicité en est interdite. L'Article 6 parle du "parrainage" que les publicitaires assimilent à la commandite: on ne peut, dit la loi, mentionner que le nom du fabricant et non le nom de la marque. À ce que je comprends, les fabricants de tabac ont contourné la loi en montant des corporations distinctes sous les noms de leurs marques qui, ainsi mentionnées, en viennent à publiciser le tabac. Le Projet de loi C-71 veut restreindre ce qui était permis par cet Article 6.
Rappelons que la commandite n'est qu'un des points visés par le Projet. Le lobby du tabac évoque surtout cet article parce qu'il sait bien que le Grand Prix F1 ou le Festival du jazz sont des événements précieux pour le public; leur disparition imaginée (imaginée seulement!) souligne un rôle des fabricants de tabac qui paraît, par contraste, "de grand prix". La commandite est un outil de commercialisation important pour les fabricants de tabac. Il apparaît aux yeux de Jean-Robert Sansfaçon (dans un éditorial du Devoir du 7 février) que 60 $ millions de commandites contre plusieurs milliards de ventes, ce n'est pas beaucoup. Or 2 ou 3 % des ventes, cela équivaut aux budgets publicitaires entiers des fabricants de tabac il y a 10 ou 15 ans. Il semble donc qu'à mesure que la loi les restreignait, ceux-ci ont fait glisser leurs budgets de persuasion des mass-médias vers la commandite.
C'est sans doute sur cette constatation que le Projet de loi envisage d'autres contre-attaques, par exemple, en interdisant les présentoirs spéciaux qui constituent aussi une forme de publicité. Ce que ne dit pas le lobby pro-tabac, c'est que le Projet de loi n'interdit pas la commandite mais limite le commanditaire à occuper moins de 10 % du support, ce qui me semble normal quand on n'est que commanditaire. Ainsi, sur un panneau de scène du Festival de la patate frite de Saint Glin-Glin, la signature corporative du commanditaire Tabac-Noir occuperait au maximum 1/10e de l'espace.
La tendance actuelle-ridicule!- contraint les organismes culturels ou
sportifs à sacrifier leur identification propre à leurs commanditaires,
ce qui donne des panneaux du genre:
Festival Tabac-Noir de la patate frite de Saint Glin-Glin.
Les gros fabricants de tabac viennent d'investir plusieurs dizaines de milliers
de dollars dans une annonce parue dans les journaux (6 février),
annonce dont le titre fait mention de "prohibition". Il est faux
de prétendre que la loi veut prohiber l'usage du tabac; même
avec cette loi, les citoyens sont encore libres de se tuer lentement avec
du tabac, comme avec de l'alcool (dont la publicité est fortement
limitée par la loi) ou avec leurs autos. Le Projet de loi ne veut
qu'endiguer la "persuasion à consommer", protéger
les citoyens, et en particulier les jeunes qui constituent la clientèle
la plus vulnérable - et la clientèle d'avenir pour les
fabricants de tabac. Il semble d'ailleurs que le Projet de loi autoriserait
encore la publicité dans les revues lues majoritairement par les
adultes.
Dans la propagande qu'il diffuse, le lobby pro-tabac veut convaincre les citoyens que rien ne sert de bannir la publicité. Ils explique que même dans les pays où la publicité est bannie, les ventes ne diminuent pas; et ils donnent en exemple la Tchéchoslovaquie qui a supprimé la publicité en 1953 ou l'Italie en 1964, et démontrent que les ventes de tabac ont même grimpé les années immédiatement subséquentes... Si c'est aussi vrai qu'ils le disent, les fabricants de tabac devraient se montrer heureux que l'État bannisse la publicité au Canada: ils épargneraient les dépenses publicitaires tout en tirant profit d'une augmentation de ventes.
Qui doit subventionner l'art?
Les fabricants de tabac évoquent le drame de tous ces événements
artistiques en train d'agoniser à partir du moment où ils
ne peuvent plus empocher le généreux argent des commandites.
L'art, dit le lobby, c'est important; et l'art ne peut pas vivre sans subvention,
serait-elle accordée sous forme de commandite. Le sport, c'est important
pour nos jeunes; et ces grands événements sportifs ne peuvent
être rentables au Québec sans commandite. "Et les emplois
perdus", menacent-ils.
Depuis qu'Ottawa ou Québec pensent limiter la commandite des fabricants du tabac, les organismes culturels et sportifs eux-mêmes se sont joints au lobby pro-tabac: "Et la liberté d'expression?" s'indignent leurs porte-parole, "Et les pertes économiques?". Ce qui me saute aux yeux, c'est que, pour des questions de gros sous, ces organismes en sont venus à oublier leur mission: un organisme artistique doit consacrer toutes ses ressources humaines ou ses installations matérielles à l'art. C'est contraire à la mission d'un organisme artistique de jouer le rôle de "support publicitaire". S'il en est venu à jouer ce rôle, c'est par collusion, au détriment des amateurs et en faveur des commanditaires. Bien d'autres institutions sont désormais prêtes à vendre leur âme au diable pour quelques pièces d'or venues de la commandite: cela ne se justifie pas sur le plan éthique.
Les fabricants de tabac nous font prendre des vessies pour des lanternes s'ils veulent nous faire accroître que c'est par mécénat qu'ils subventionnent les organismes culturels et sportifs. Et, comme commanditaires, ils sont en conflits d'intérêt: ils n'encourageront que les événements qui leur assureront la meilleure visibilité et non pas ceux qui sont les plus méritants. Leur amour des arts et des sports est si peu désintéressé que, si la loi passe, ils sont prêts à laisser mourir ces organismes Si les arts et la culture sont une nécessité nationale, c'est le rôle de l'État de les subventionner. C'est à l'État lui-même de redistribuer l'argent des taxes sur le tabac (Sansfaçon estime que la moitié de l'augmentation de taxes sur le tabac de l'automne dernier équivaut à la totalité de l'argent des commandites du tabac). Si les lois restreignant la publicité diminuent l'usage du tabac, l'État pourra ajouter l'argent qu'il économisera par la diminution des cancers de poumons.
La commandite comme telle, disent les fabricants de tabac, n'a pas de véritable effet sur le public. "La publicité du tabac n'incite pas de nouvelles personnes à fumer, affirme le lobbyiste pro-tabac; elle ne fait que faire glisser les fumeurs d'une marque à l'autre." Il est vrai que les manufacturiers de tabac se battent pour des parts de marché; mais il est aussi vrai qu'ils cherchent à maintenir leurs volumes de ventes en développant de nouveaux segments de marchés. Et les jeunes constituent un marché privilégié à développer, un marché d'avenir, pourrait-on dire. Les financiers du tabac jetteraient 60 millions de dollars à la rue sans espoir de retour? Simplement pour soutenir les arts et les sports? Allons donc! Les millions des affaires existent pour profiter -ceux du tabac comme les autres. Les 60 millions de commandites québécoises sont investis par eux pour "faire des p'tits" au Québec.
Et si la commandite est intéressante pour les fabricants du tabac, c'est aussi parce qu'elle associe des noms de marques à des noms, et que le tabac tire prestige de ces vedettes. Jacques Villeneuve valorise Player's et son Grand Prix; Steffi Graff ennoblit Players et ses Internationaux. D'encrasse-poumons, la cigarette devient ainsi subtilement, dans la tête des jeunes, synonyme de performance sportive. Pour les jeunes, les chaussures Nike vous rendent performants parce qu'André Agassi ou Michael Jordan les portent; les patins Daoust parce que Wayne Gretsky les défend. Pepsi est "in" parce que Meunier l'aime; et il est de notoriété publique que la jeune et belle Brook Shields a multiplié par trois les ventes de jeans Calvin Klein.
De même, le Grand Théâtre de Québec ou Place des Arts ennoblissent DuMaurier: de produit socialement décrié, le tabac devient, par association, un produit noble. Cette forme de persuasion sournoise qu'est la commandite atteint le destinataire au moment où il est le plus vulnérable, le plus réceptif: il se détend, il ressent du plaisir, il est fier... et il se laisse béatement imbiber par "l'image de marque" du commanditaire dont les produit finissent par acquérir, par osmose, les qualités de l'événement ou de ses héros.