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6 février 1997 ![]() |
L'université est-elle utile? Tel était le thème d'une table ronde organisée la semaine dernière par la Société philosophique de Québec.
La rencontre, qui a eu lieu dans un restaurant du Vieux-Québec, réunissait Michel Gervais, recteur de l'Université Laval, Claude Lafleur, professeur à la Faculté de philosophie de l'Université Laval et Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM et auteur de l'ouvrage Le naufrage de l'université.
Avant de se prononcer sur la question, le recteur Michel Gervais a tenu à énoncer les dangers guettant l'université d'aujourd'hui, nommant en premier lieu "la fragmentation du savoir en disciplines et en sous-disciplines, avec le résultat que des chercheurs oeuvrant dans le même domaine éprouvent parfois des difficultés à communiquer entre eux." "Tout le monde est à la fine pointe du savoir mais personne n'est au centre", a-t-il ainsi affirmé. L'autre danger menaçant l'université, "une école de haut savoir certes, mais une école tout de même", est qu'elle perde de vue sa mission fondamentale, soit la formation supérieure des personnes au bénéfice de la société
Troisième danger, et non le moindre, selon Michel Gervais: la connaissance est devenue rentable. Si l'utilité de la recherche était plus ou moins reconnue auprès des entreprises et des gouvernements jadis, les deux parties ont aujourd'hui compris qu'elles avaient tout à gagner en investissant dans les cerveaux. En retour, entreprises et gouvernements s'attendent, entre autres choses, à ce que les chercheurs s'attaquent aux problèmes concrets qui leur sont présentés et obtiennent des résultats tangibles. "Quand une société comme la société canadienne investit des milliards de dollars dans l'enseignement et la recherche universitaires, elle est en droit d'en attendre d'importantes retombées au plan de son développement économique et social."
La passion de la découverte
Par contre, estime Michel Gervais, la connaissance ne vaut pas avant tout
pour ses retombées économiques ou sociales: elle a une valeur
en soi. Certes, on valorise les fruits de la recherche, mais connaît-on
véritablement la nature de la recherche elle-même et ce qui
en constitue les motifs profonds? "Alors qu'on dépense des sommes
fabuleuses pour des travaux de recherche orientés vers la solution
de problèmes immédiats, on semble de moins en moins enclin
à appuyer la recherche fondamentale, inspirée par la passion
de la découverte. Ce faisant, on se comporte comme celui qui laisserait
l'eau s'écouler d'un barrage hydro-électrique pour en tirer
toute l'énergie possible sans se soucier de la baisse du niveau de
l'eau dans le réservoir qui l'alimente."
Tout en croyant à la pertinence de l'effort actuellement consacré à l'établissement de relations fécondes entre les universités et les industries et au transfert technologique, le recteur considère qu'il y a un très grand danger, à moyen et à long terme, de méconnaître la motivation profonde des chercheurs et de négliger l'importance primordiale de la recherche fondamentale. Dans cette optique, Michel Gervais conclut que l'université est éminemment "utile", en même temps qu'il croit que ce qu'il y a de plus important à l'université est parfaitement "inutile". "Une bonne partie du rôle de l'administration est de convaincre la société et les États de l'utilité de l'université afin qu'elle obtienne les ressources requises pour qu'on puisse continuer d'y faire des choses "inutiles" dont je viens de parler."
L'université idéale
À cette question de l'utilité de l'université, Claude
Lafleur, professeur de philosophie à l'Université Laval, a
répondu qu'à trop vouloir être utile, l'université
risquait de ne plus l'être: "L'université, celle d'hier
et d'aujourd'hui, n'échappe pas aux périodes de crise. La
vraie question n'est peut-être pas tant de savoir si l'université
nous est utile, comme de se demander comment nous pouvons être utiles
à l'université." Si les origines de cette institution
se situent autour de l'an 1200, l'université constitue une réalité
relativement récente en Amérique, a expliqué le philosophe.
Au Québec, la mise sur pied de grands réseaux universitaires
date à peine de quelques décennies. "Il faut éviter
que ce second début ne tourne au naufrage. On n'échappe pas
à la tension entre le pôle action-production et la théorie."
Élargissant le débat, Michel Freitag, professeur de sociologie à l'UQAM, a pour sa part parlé de "déclin total de la civilisation": "Dans notre société, les systèmes de gestion ont remplacé les idées. L'affirmation s'applique à l'université où les tâches fonctionnelles - qui requièrent des activités incessantes de gestion - empiètent de plus en plus sur la tâche de formation critique et de réflexion qui devrait régir la vie universitaire. Finalement, nous ne devons jamais perdre de vue la fonction d'idéalité de l'université."