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5 décembre 1996 ![]() |
PROFESSEUR RETRAITÉ
J'ai assisté comme observateur au congrès du Parti québécois, les 23 et 24 novembre dernier. Je le dis sans détours, j'ai été témoin, pendant ces deux jours, du plus remarquable détournement de démocratie qu'il m'ait été donné de vivre.
J'ai passé la journée de samedi, 23, parmi les délégués qui avaient choisi de débattre de la question de la langue et de la culture, sentant que c'était la commission la plus névralgique du congrès. Malgré le freinage coutumier de la procédure, tout s'est déroulé, ce jour-là, selon les règles de la démocratie. Sur l'article le plus chaud de l'agenda, la Loi 86 concernant l'affichage bilingue dont le maintien était proposé par le gouvernement, le micro pour et le micro contre renvoyaient à tour de rôle à l'assemblée l'expression libre de la pensée individuelle. Et quand, vers la fin de l'après-midi, la commission s'est prononcée à la majorité des voix contre la loi 86, les délégués qui s'étaient fait battre ne donnaient pas l'impression qu'ils s'étaient fait avoir. Ils avaient perdu et leur comportement disait que c'était de bonne guerre.
Tout a dérapé dans l'heure qui a suivi. On a annoncé le résultat du vote de confiance au chef. 76,6 %. En stratège de haute gamme, Bouchard s'est retiré dans ses appartements, aux étages supérieures du Château Frontenac, refusant catégoriquement de participer à la soirée du vingtième anniversaire de son parti et donnant au bon peuple des délégués en fête suffisamment de signes pour que s'installe la confusion dans les esprits et que se rejoue dans les coeurs le syndrôme des martyrs canadiens.
"Il est défait", se disait-on, "c'est le coup le plus dur qu'il a reçu depuis la perte de sa jambe", "il a pleuré", "on a été trop loin, on voulait juste le brasser un peu", "il va nous abandonner". Et Landry et Chevrette et Beaudoin qui circulaient dans la foule, distribuant des poignées de mains lasses, la paupière basse laissant juste entrevoir le regard entendu qui venait de contempler le grand humilié là-haut: "il se repose", "sa femme et ses enfants sont auprès de lui", "J'ai passé deux heures avec lui à faire de l'analyse politique", "on ne sait pas ce qu'il va décider..." Si on avait pu entendre, cette nuit-là, certains monologues intérieurs de délégués, des délégués plus âgés singulièrement, des femmes et des hommes qui, dans leur enfance, ont récité le chapelet, à genoux, auprès de leurs parents, devant le Sacré-Coeur sanguinolant de Jésus, on aurait entendu, sans l'ombre d'un doute, des paroles comme celles-ci: "Notre père Lucien, qui souffres là-haut, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive et que ta volonté soit faite".
Le lendemain, en séance plénière, dans l'immense salle du congrès pleine à craquer, tout était en scène pour la résurrection glorieuse du Chef. Les deux micros étaient bien en place devant les allées latérales. Celui de droite pour l'abrogation de la Loi 86 (abrogation déja votée, rappelons-le, à la majoritè des voix, la veille, dans la commission sur la langue et la culture); celui de gauche contre l'abrogation et le maintien de la position gouvernementale. De part et d'autre, la longue filée des orateurs qui attendaient pour prendre la parole laissait présager une discussion riche et passionnante. Trés vite, avant même qu'il ne s'amorce, le débat démocratique s'est évaporé comme par enchantement. Le Chef est apparu dans l'allée étatique de gauche. Son image se décuplait sur les deux écrans cathodiques de la salle. Il faisait son chemin, peinant sur sa jambe, soutemu par ses disciples, Bernard et Louise, entouré de ses deux enfants, Alexandre et Simon (Simon, 5 ans, qui, pendant la longue nuit précédente a fait cadeau au père d'un cinq dollars, pour apaiser sa peine). Les délégués devenus populace se sont levés comme un seul homme en ovation hystérique. Comme des figurants d'un film populiste, ils ont scandés de toutes leurs mains, cinq minutes durant, "Lucien!" "Lucien!"
Et quand, enfin, la populace des délégués s'est rassise pour laisser le débat reprendre son cours, un débat désormais vidé jusqu'à la dernière goutte de sa teneur démocratique, le président d'assemblée a donné la parole au micro pour l'abrogation de la Loi 86. Yves Michaud s'est avancé. Était-ce naiveté, tactique, emprise de la belle phrase ou seulement émotivité ? Michaud s'est tourné vers le micro de gauche et a lancé à l'adresse de Bouchard: "C'est dans la tempête que l'on reconnaît les grands capitaines". Nouveau levage de corps et battage de mains frénétiques. Tant et si bien que Michaud, amputé des instants précieux qui lui étaient chronométrés, a dû réciter son discours avec un débit d'épouvante, mangeant ses mots, s'enfargeant dans les phrases emphatiques qui lui sont coutumières. Dans l'indifférence générale.
Puis, le temps s'est télescopé. On avait basculé dans la mystification. Ce fut l'investissement du micro contre. par le gouvernement. Landry, Bouchard, Beaudoin ont parlé. Le Chef flanqué du vice-premier ministre et de la ministre de la Culture déléguée à la langue. Le triomphe du pouvoir. Tant il est vrai qu'il est de la nature du pouvoir d'occuper tout l'espace et de n'en laisser aucune parcelle inoccupée. La Loi 86 contre laquelle les délégués d'hier, du temps de la démocratie, s'étaient prononcé à la majorité des voix, s'est réinstallée dans l'euphorie, à même un mouvement de foule qui frisait la fascination fasciste.
Était-ce l'euphorie? Quand les délégués sont sortis de la salle, j'ai senti sur les visages et dans les regards que quelque chose n'allait pas. Peut-être bien que l'on se disait au fin fond de soi-même: "On s'est fait fourrer".
De retour à la maison, j'ai relu cette phrase de Yves Chalas dans Vichy et l'imaginaire totalitaire : "En se contentant d'assurer la liberté de conscience et la permanence du débat, en se fondant sur le caractère incertain et abstrait du bien, pour en laisser la libre expression à la phantaisie individuelle, la démocratie donne au bien ses meilleures chances d'exister." (Actes Sud, p. 147)