28 novembre 1996 |
Idées
PAR GABRIELLE GOURDEAU
CHARGÉE DE COURS AU DÉPARTEMENT DES LITTÉRATURES
Le monde du livre est en crise de biographite aigüe. Ce n'est pas une vie!
"Il vaut mieux rêver sa vie que de la vivre," disait Proust. Ici, au Québec, depuis que nous sommes atteints de (auto)biographite aiguë, nous ne sommes même plus fichus de rêver notre vie: nous vivons celle des autres, qui ont rêvé la leur en l'écrivant, ou qui ont "transcrit" celle de quelqu'un d'autre en la rêvant. Ça fait beaucoup de "transferts existentiels" vous ne trouvez pas?
Quelques globules d'origine égyptienne se seraient-elles glissés, au cours de notre histoire, dans notre sang de "Québécois pure laine"? Car, en fait d'embaumeurs express, nous ne donnons pas notre place depuis que la mode du "farfouillage de bobettes" s'est installée chez nous, faisant l'affaire-euphémisme- de certains éditeurs racoleurs et marchands de papier sans scrupules. Depuis une dizaine d'années, en effet, on s'amuse à momifier les célébrités avant même qu'elles n'aient passé l'arme à gauche (Lucien Bouchard, par exemple); on attend à peine qu'elles se soient refroidies (René Lévesque, par exemple) pour sortir au grand jour les secrets de leurs tiroirs, n'hésitant pas à éclabousser leurs proches au passage (Corinne Lévesque, par exemple); ou encore, on a l'arrogance extrême de croire que sa petite vie (une sur plus de quatre milliards) mérite d'être figée à jamais dans l'univers littéraire, ce dernier, soit dit en passant, se trouvant fort diminué par tant de promiscuité mercantile.
Dans Le Devoir du 15 novembre dernier, Pierre Cayouette faisait, très poliment, un portrait succinct de ce qu'il appelait "L'ère de la biographie". Il paraît que "la plus sympathique octogénaire en ville" (Marguerite Lescop) a rejoint tout un paquet de "gens ordinaires" (est-ce un compliment que cette épithète, lecteurs qui en lescopez ?) par l'autobiographie qu'elle destinait tout humblement à ses petits-enfants. Bon. Soyons bon prince et croyons à la candeur de la dame. Un autre, l'auteur-éditeur François Ricard, ne s'est pas contenté de La Détresse et l'enchantement: il remet ça avec une brique sur Gabrielle Roy. Bon, admettons que le changement de point de vue, ici, pourrait sembler intéressant. (Chose bizarre toutefois, depuis l'autobiographie de Gabrielle Roy, de nombreux auteurs et artistes québécois disaient avoir été séduits, transportés, enchantés par La Détresse et l'enchantement. Pourquoi une doublure maintenant?)
Et puis, après les biographies de Riopelle, d'Olivar Asselin et de Julie Papineau, voilà-t'y pas que Madame "Roger-veux-tu-un-café" en personne (Andrée Boucher) se pointe avec sa brique autobiographique. Succès fou en librairie. On liquide 20 000 exemplaires en deux semaines. (Avis à toutes les anciennes blondes d'Alain Delon: vous avez besoin d'un petit 50 000$ vite fait? Écrivez votre vie.) Et puis, Jean Royer, après sa Main cachée, y va de sa Main ouverte. Que nous sortira-t-il après ça? "Joue bouillie, joue rôtie, nez cancan, cogne la baguette"? On se demande, finalement, dans toute cette série de strip-teases littéraires, qui, du lecteur ou de l'auteur, prend son pied. Les trois, évidemment, si l'on ajoute l'éditeur, qui y trouve plus que son compte.
Selon Cayouette, "le public en redemande". C'est ÇA qui me paraît plutôt inquiétant. Que Madame Blancheville prenne la plume et ait envie de nous raconter, pendant cinq cent pages, comment elle s'y prenait pour faire briller ses planchers, va pour la littérature pop et "c'est son droit", comme on dit quand on n'a rien d'intelligent à dire. Mais que "le public en redemande"...
Cette vie par procuration, qui semble vouloir devenir le fait de notre collectivité si l'on en croit les succès de librairie obtenus par les bouquins du genre Le Tour de ma vie en 80 ans , ne ressemble-t-elle pas à un refus de prendre en main le sort de notre pays? Mis à part le fait que l'inondation biographique sur le marché littéraire commence sérieusement à éroder la Littérature avec un grand "L" (on dira ce qu'on voudra, ces épanchements pour voyeurs en mal de vie-à-soi sont rarement des petits bijoux littéraires), je trouve que le peuple qui "redemande" de la biographie et qui donne exagérément dans l'autobiographie accuse peut-être une incapacité de s'en faire une, de vie. L' homo quebecensis a-t-il, à l'orée du XXIe siècle, si peu à dire (chez ses auteurs), si peu à vivre (chez ses lecteurs), qu'il doive se nourrir de l'existence des autres à longueur d'hivers? Sommes-nous devenus si drabes, si vides, si incultes que nous devions nous transformer en charognards se nourrissant du seul vécu d'autrui? Daniel Pennac disait qu'il faut "donner à lire". Moi je veux bien, mais qu'est-ce qui va nous "donner à vivre" si nous endossons constamment l'expérience des autres en laissant la nôtre au vestiaire? Cette tendance, déjà répandue par le cinéma, activité collective, puis devenue une plaie par le biais de la télé, activité familiale, se serait-elle frayé un chemin jusque dans les derniers replis intimes de l'individu, à savoir dans la lecture? L'avenir s'annonce-t-il si vide qu'il faille le remplir d'avance en figeant dans des livres le présent, encore tout chaud?
Jean Royer interprète ce mouvement d'épanchement collectif comme "un signe de maturité de la littérature québécoise". J'y verrais plutôt, moi, la régression d'un adulte affligé du complexe de Peter Pan, la distraction badine d'un pays qui, en attendant de trouver les couilles de se dire OUI, joue avec son nombril.
Cela dit, je ne donne pas six mois à un quelconque éditeur racoleur pour publier une brique sur la Poune. Et je ne lui donne pas deux semaines, après la sortie en librairie, pour en écouler 20 000 copies.
Gabrielle Gourdeau
Québec