14 novembre 1996 |
Idées
PAR JACQUES GAGNÉ
PROFESSEUR RETRAITÉ DE LA FACULTÉ DE DROIT
L'expérience des dernières années indique qu'en droit, la théorie sur le "syndrome de la femme battue" s'avère un héritage difficilement transmissible
Le mouvement pour aider les femmes battues commence à se structurer au Canada dans les années 1970. Mais son combat pour faire évoluer les mentalités n'est pas facile. Lorsque Margaret Mitchell, le 12 mai 1982, annonce à ses collègues de la Chambre des Communes qu'une statistique révèle qu'un mari sur dix agresse régulièrement son épouse, ses propos suscitent du scepticisme et des sarcasmes.
Sur le plan juridique, il fallut attendre la décision rendue par la Cour suprême, dans l'Affaire Lavallée, le 3 mai 1990. Ce jugement fut perçu comme une victoire par les groupements féministes. Angélique Lyn Lavallée se voit confirmer, par cet arrêt, son acquittement d'une accusation de meurtre sans préméditation. Elle avait tiré sur son conjoint de fait alors qu'il avait le dos tourné et l'avait mortellement blessé. Ce comportement s'expliquait par le fait qu'elle avait été antérieurement brutalisée durant quatre ans par la victime au point parfois que son état nécessitait une hospitalisation.
La défense fait appel à des experts pour sensibiliser les jurés au syndrome de la femme battue. Bertha Wilson, ex-juge au plus haut tribunal du pays, rédige l'opinion unanime de la Cour. L'honorable magistrat y intègre le syndrome au plaidoyer de légitime défense invoqué dans cette cause et en fixe les paramètres.
Notion du syndrome
Le syndrome est une notion relative à la psychologie et à
la médecine difficile à définir. La professeure Anne-Marie
Boisvert, dans un article paru en 1991, le décrit comme suit: "l'ensemble
des caractéristiques présentes chez les femmes soumises à
une violence physique et psychologique répétée pendant
une période de temps relativement longue", tout en lui prêtant,
au surplus, un caractère d'anormalité. La psychologue américaine
Lenore Walker indique dans son ouvrage, The Battered Woman, à quel
moment débute le syndrome: "Toute personne peut subir la violence
une fois dans ses rapports avec un homme. Si cela se reproduit et qu'elle
ne fuit pas cette situation, elle est définie comme une femme battue".
Le simple fait d'être une femme battue ne confère pas, automatiquement, une protection juridique à celle qui vient de commettre un maricide. Le syndrome possède, seulement, la capacité de s'incorporer à une défense déjà prévue au Code criminel ou à la common law. La juge Wilson a, également, rappelé que les jurés sont, habituellement, dépourvus pour apprécier la situation de la femme battue, d'où l'importance qu'ils doivent attacher à l'expertise psychologique et psychiatrique dans l'élucidation de ce phénomène.
L'expertise justifie, aussi, son intérêt pour aider les jurés à dissiper les mythes et les stéréotypes qu'ils sont susceptibles d'entretenir sur la violence domestique et qui pourraient affecter leur verdict. Le jury n'a pas à s'interroger pourquoi l'inculpée est demeurée aussi longtemps dans une relation de couple tumultueuse. La seule question pertinente est la suivante: la femme battue pouvait-elle raisonnablement croire que l'usage d'une arme meurtrière était la seule action qui lui restait ouverte?
La formation du jury
La sélection du jury constitue une phase névralgique dans
un procès devant juge et jury et peut être déterminante
dans l'issue du verdict. Au procès de Micheline Vaillancourt, la
formation du jury avait permis que dix jurés de sexe féminin
sur douze soient retenus. Une telle sélection de femmes, d'un âge
moyen de trente ans, aurait pu laisser croire à une identification
possible de leur part avec l'accusée comme leur "mère
battue". Cette prédiction était d'autant plus probable
que la juge Wilson, dans le cas Lavallée, avait mis en doute l'aptitude
de "l'homme ordinaire" à éprouver une réelle
empathie pour la femme battue pour la simple raison que les hommes ne se
trouvent pas, normalement, dans cette situation.
L'imminence d'un danger
Les femmes agressées éprouvent, souvent, de la difficulté
à invoquer avec succès un plaidoyer de légitime défense
vu que leur riposte se produit dans des situations où un intervalle
significatif s'est écoulé depuis la plus récente attaque
ou, qu'au moment de l'homicide conjugal, leur conjoint avait le dos tourné
ou était endormi. Micheline Vaillancourt témoigna, à
son procès, qu'elle avait été victime de sévices
physiques, sexuels et de menaces de mort durant son mariage qui dura trente
ans et que pour exorciser la crainte d'être tuée par son mari,
elle n'eut pas d'autre alternative que de tirer sur lui alors qu'il s'était
assoupi. Un verdict de culpabilité, néanmoins, fut prononcé
contre elle par le jury sur une accusation de meurtre au second degré.
Malgré ce contexte factuel défavorable aux inculpées, une compréhension adéquate de la théorie du syndrome devrait permettre aux femmes battues de plaider la légitime défense dans un environnement où la nécessité de l'imminence n'est pas, ordinairement, rencontrée, le juge instruisant le jury que l'attaque illégale ait pu, antérieurement, se produire d'une façon successive.
Un héritage fragile
La théorie sur le syndrome de la femme battue telle qu'exposée
par la juge Wilson, dans la cause Lavallée, n'a pas représenté
un legs facilement transmissible. Apparemment, depuis la date du jugement
rendu par la Cour suprême le 3 mai 1990, un seul cas d'acquittement,
au Québec, serait redevable à l'expression du syndrome.
Une femme battue passe la majeure partie de sa vie matrimoniale dans une bulle étouffante où sa liberté devient de plus en plus diminuée. La violence conjugale se perpétue dans un cycle où la contrition du conjoint masculin peut laisser espérer une rémission définitive, mais n'est, la plupart du temps, qu'un prélude à la reconduction d'une cohabitation infernale. Tout doit être, légalement, tenté pour qu'une peine d'incarcération prolongée ne vienne se surajouter au drame ressenti par ces femmes humiliées et détruites.
Dans certaines circonstances, la recherche d'un verdict d'homicide involontaire, par le biais d'une négociation de plaidoyer ou d'une défense de provocation, constituera la voie appropriée. Le juge, à l'étape de la sentence, aurait, alors, le pouvoir discrétionnaire voulu pour imposer à l'inculpée une sanction plus humaine que la peine minimale mandatoire de dix ans d'emprisonnement prévue au cas de meurtre.
Un traitement cruel et inusité
Tout en remettant en question le bien-fondé du verdict de culpabilité,
rien n'interdit à la défense de prétendre que cette
peine obligatoire de dix ans constitue un traitement cruel et inusité
contrairement à l'article 12 de la Charte canadienne. Mais, l'inculpée
doit s'attendre, sur ce terrain, à rencontrer une résistance
des tribunaux. Les juges s'interrogeront, avant de prononcer une invalidité
constitutionnelle, si la peine minimale infligée est excessive au
point de ne pas être compatible avec la dignité humaine ou
si elle contredit, exagérément, à la règle de
la proportionnalité.