7 novembre 1996 |
PAR JEAN BRUNELLE,
PROFESSEUR AU DÉPARTEMENT D'ÉDUCATION PHYSIQUE (*)
* Allocution présentée le 19 octobre dernier à l'occasion de la remise d'un doctorat honorifique à Jean Brunelle lors de la cérémonie de collation des grades des facultés des Sciences de l'éducation et d'Éducation physique de l'Université de Sherbrooke
Dans mon parcours de chercheur et d'enseignant, j'ai toujours été préoccupé par une didactique qui intègre la question de la socialisation, c'est-à-dire qui interroge les savoirs et l'acte de les transmettre non seulement sous l'angle de l'apprentissage, mais aussi sous l'angle de la sociabilité.
Déjà en début de carrière, j'ai entrevu cette orientation comme fascinante, mais je n'avais pas deviné l'importance des enjeux sociaux qui y seraient associés. J'ai apprécié que le rapport final des États généraux sur l'éducation relance la nécessité de se positionner aujourd'hui sur la mission éducative de l'école. Dans ce rapport, on peut lire la recommandation suivante sur le développement personnel: ÐÐ Le bien-être physique et psychologique n'est pas donné à la naissance une fois pour toutes. Il est essentiel de proposer aux élèves l'acquisition des connaissances et l'adoption des attitudes qui leur permettront d'être bien dans leur peau, de vivre en santé, de découvrir leurs valeurs, d'établir des relations harmonieuses avec les autres, de composer avec les difficultés qu'ils rencontreront dans leur vie personnelle, dans leur cheminement scolaire et professionnel, dans leurs relations familiales ou sociales. Vue sous cet angle, l'éducation physique est une discipline incontournable ".
Cette préoccupation est d'autant plus nécessaire que le consensus social qui offrait une toile de fond au consensus éducatif est dans un état de rupture qui ne cesse de s'accentuer à tous les niveaux scolaires. Plusieurs phénomènes compromettent le lien social d'une manière particulièrement grave: la rapidité avec laquelle s'élaborent et se transmettent les savoirs ; les enclaves de sous-développement créés par une société de sur-développement ; les concentrations d'élèves de communautés culturelles diverses.
Un premier exemple de cette brisure concerne l'exercice des fonctions au sein de nos établissements scolaires entre ceux qui sont chargés d'instruire et ceux qui sont chargés d'éduquer. L'institution scolaire est fortement clivée entre ceux qui se replient sur des tâches de pure instruction et ceux qui s'occupent des tâches éducatives. Ce clivage discrédite les deux partenaires. Les formateurs qui se replient sur les tâches d'instruction sont obligés de pratiquer l'exclusion. Par ailleurs, les éducateurs qui pratiquent une éducation sans avoir à assumer les contraintes de l'instruction, se voient confier la responsabilité d'établir une complicité avec les élèves difficiles pour qu'ils continuent tant bien que mal à fréquenter l'école.
La gestion des élèves difficiles semble être devenue une problématique majeure en Occident. Les résultats d'une étude menée il y a cinq ans dans la région de Lyon révèlent que 71 % des enseignants répondaient que la gestion de l'hétérogénéité des niveaux des élèves représentait la difficulté majeure qu'ils rencontraient dans l'exercice de leur profession. La même étude réalisée dans le même milieu, cinq ans plus tard, révèle des résultats très différents qui montrent la brisure du lien social. Ce n'est plus la difficulté à gérer l'hétérogénéité des niveaux des élèves qui vient comme préoccupation première, mais plutôt la difficulté à gérer les comportements anomiques des élèves.
Ici au Québec, il est courant d'entendre dire à des enseignants "sortez d'abord de ma classe les cinq ou six élèves qui mettent la pagaille et qui siphonnent toute mon énergie et par après vous pourrez me parler d'enseignement stratégique, d'enseignement coopératif, de pédagogie diversifiée et de réussite scolaire".
Pour l'immense majorité des enseignants, l'hétérogénéité intellectuelle des élèves n'est plus la préoccupation majeure; la préoccupation majeure porte essentiellement sur ces fameux élèves qui sont là devant eux et qui ne savent pas ce que c'est qu'être élève, qui n'ont pas intégré le métier d'élève.
Cette irruption extraordinaire des comportements anomiques dans les établissements scolaires pose à l'école un questionnement inédit. Est-il possible que l'enseignement fasse un effort pour intégrer cette nouvelle dimension ? Est-il nécessaire que les élèves soient déjà éduqués pour leur enseigner ? Peut-on construire une didactique qui soit simultanément une didactique de l'apprentissage et de la socialisation ?
L'école d'aujourd'hui est convoquée, me semble-t-il, à une tâche d'humanité. En réalité, c'est une autre conception de la didactique qu'il faut promouvoir, une didactique qui se définit plus largement par les rapports que l'enseignant entretient avec ses élèves dans l'ensemble du temps où ceux-ci lui sont confiés.
Mes propos risquent d'inquiéter un nombre considérable de collègues qui me reprocheront d'ajouter le nouveau mandat d'éduquer au mandat qu'ils ont déjà de faire réussir. Je me permets de proposer à l'enseignant qu'il ne s'agit pas de faire plus, mais de faire autrement. Il ne s'agit pas de juxtaposer la socialisation, mais de l'inclure dans son enseignement. Il s'agit pour l'enseignant et pour l'enseignante de valoriser leur rôle essentiel de médiation qui est bien davantage que celui "de faire passer le programme".
Tous les actes de la quotidienneté scolaire devraient être considérés comme des moments où des enjeux éducatifs très forts se jouent: les actes les plus quotidiens peuvent générer l'exclusion ou favoriser le lien social. Les occasions sont nombreuses: la manière dont je m'adresse aux élèves, la manière dont je prends en compte la collaboration possible entre eux. La manière dont je leur donne des rétroactions, la manière dont je reçois leurs remarques et leurs questions, la manière dont je respecte leur façon personnelle d'apprendre. Oui, il y a vraiment deux manières d'enseigner une matière. Je peux l'enseigner en enseignant aussi à faire la guerre comme je peux l'enseigner aussi en apprenant à faire la paix. Ce qui aujourd'hui vaut la peine d'être enseigné est indissociablement lié à la manière de l'enseigner.
Je propose ainsi un rôle de médiation qui prenne toute son envergure: un enseignement qui développe certes l'intelligence et poursuive la réussite, mais en donnant aussi sa place à l'émotion, à la compassion, à la sollicitude, à la générosité. Ce sont ces valeurs qui nous donnent des chances de créer des liens avec nos élèves en difficulté et des chances de relever le défi actuel de l'école socialisante qui vise le développement intégral de la personne.
Je considère l'honneur qui m'est offert comme un hommage aux éducateurs physiques. Leur réflexion didactique a dû intégrer depuis toujours la question de la socialisation. Ils ont appris à composer avec des situations d'apprentissage qui sollicitent la totalité de la personne. Leur enseignement donne souvent lieu à des réactions qui manifestent "en direct" le mal à être et les difficultés d'adaptation des élèves dits en trouble de comportement.
De plus, il est reconnu que l'éducation physique a de l'avance sur la question de la socialisation par rapport aux autres disciplines. D'où, une responsabilité accrue à travailler de manière beaucoup plus rigoureuse encore pour profiter de cette avance et pour faire profiter le système scolaire de cette expérience. J'espère continuer à travailler en ce sens le plus longtemps possible.
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Les points de vue relatifs à l'éducation que je partage avec Philippe Mérieu font en sorte que certaines idées présentées dans ce texte se retrouvent dans l'article: L'enseignement dans la crise, Spirales, no 8, 1995.