Urbanisme - Un rêve appelé Arvida
Urbanisme
UN RÊVE APPELÉ ARVIDA
Cette «ville de compagnie» modèle, maintenant intégrée
à Jonquière, devait incarner à la fois la nouvelle
démocratie urbaine et la magnificence de l'Aluminum Company of Canada
Elle devait s'imposer comme la troisième ville du Québe. Une
ville planifiée à la rangée d'arbres près, pensée,
voulue. Aucune perspective, la plus petite galerie, le moindre décrochement
de façade ou le plus obscur virage ne devaient être laissés
au hasard. Arvida, ville nouvelle fondée en 1925 mais fusionnée
aujourd'hui à Jonquière, devait incarner la grandeur et la
magnificence de l'Aluminium Company of America (ALCOA). Lucie K. Morisset,
chercheure au Centre d'études interdisciplinaires sur les lettres,
les arts et les traditions des francophones en Amérique du Nord (CÉLAT),
a étudié de près le plan de l'architecte new-yorkais
Harry Beardslee Brainerd, qui créait de toutes pièces cette
ville nouvelle incarnant à ses yeux l'alliance de la beauté
et des principes modernes de circulation et d'hygiène, et surtout
sa réalisation.
Symbole à la fois du pouvoir de l'industrie et des connaissance des
Beaux-Arts, le centre-ville d'Arvida apparaissait monumental, sur le papier,
afin de mettre en valeur les institutions de la cité et leur perspective
d'approche. Le plan de l'architecte devait devenir un véhicule de
promotion pour la compagnie qui prévoyait le publier dans des revues
d'architecture, le diffuser sous forme d'affiches, multiplier les dessins
des pespectives. Alcoa, dont les tentacules s'étendaient jusqu'en
Europe et au Japon, avait une vision véritablement «mégalomane»
de la ville en devenir. Ses dirigeants rêvaient d'une métropole
industrielle, dont le coeur battrait autour d'une usine géante, une
aluminerie intégrée avec extraction de la bauxite sur place
et reliée au reste du monde par un port avec un mouillage en eau
profonde.
Le premier chantier préfabriqué
Les débuts d'Arvida furent conformes à ce goût affiché
pour la démesure: 270 maisons construites en 135 jours, grâce
à la pré-fabrication des éléments de structure.
Selon les prévisions, 50 000 personnes habiteraient bientôt
dans la ville nouvelle. Soucieux du bien-être de leurs employés,
les patrons de la multinationale américaine projetaient d'ailleurs
de loger leurs ouvriers dans des maisons individuelles, entourées
d'un terrain, selon les normes qui seraient en vigueur en Amérique
du Nord plus de vingt ans plus tard.
Mais ce bel élan allait se heurter à des obstacles de taille:
les démêlés d'Alcoa avec la justice américaine
et la crise de 1929. «Soupconnée de monopole, l'entreprise a
dû créer Alcan et lui céder ses propriétés
étrangères, dont Arvida, explique Lucie K. Morisset. Les producteurs
ont alors d'autres chats à fouetter que la promotion d'une belle
image urbaine. D'autant plus que la crise économique amène
une interruption de la production jusqu'en 1932-1933.» La guerre donne
par contre un coup de fouet à l'usine qui fournit de l'aluminium
au monde entier. La ville reprend son essor, passant de 2 000 à 10
000 habitants, mais le plan d'ensemble initial ne répond plus aux
exigences de l'heure.
Du dessin à la réalisation
Les axes perspectifs de l'architecte Brainerd et ses coûteuses places
monumentales cèdent le pas à des axes de circulation plus
fonctionnels et mieux adaptés au passage d'automobiles. Avec la naissance
des banlieues, les rues s'élargissent tandis que les trottoirs disparaissent.
«Arvida incarne véritablement la première ville nouvelle
démocratique puisque le logement des ouvriers se confond avec celui
des employés», note l'historienne en architecture. Dans un livre
paru chez Boréal,
Villes industrielles
planifiées,
Lucie K. Morisset précise que la ville voulait présenter un
paysage uniforme. Les distinctions entre classes sociales s'opéraient
donc non sur l'aspect extérieur de la demeure, mais son confort intérieur.
Deux maisons de dimensions à peu près semblables pouvaient
donc comporter une division des pièces différente, plus conforme
au rang social de ses occupants, ou disposer d'un système de chauffage
plus ou moins performant.
Selon Lucie K. Morisset, Arvida devient au fil des ans un foyer de l'architecture
régionaliste, par opposition au courant internationaliste fondé
par Le Corbusier, où les matériaux standard servent à
la construction de bâtiments dans n'importe quel pays. Parallèlement
à la montée du sentiment identitaire dans les années
40, l'architecture des nouvelles constructions arvidiennes se tourne vers
le passé et la tradition. Ainsi, une église se veut une réplique
d'un monument du XIXe siècle, mais son intérieur en béton
témoigne de son appartenance plus contemporaine. Jusqu'au désengagement
d'Alcan dans le paysage d'Arvida, la plupart des bâtiments érigés
alternent entre une architecture moderniste et une autre plus traditionnelle.
Près de 20 000 habitants habitent aujourd'hui ce quartier intégré
à Jonquière depuis 1975. La plupart du temps, les occupants
des maisons les ont achetées à Alcan et les entretiennent
avec fierté. Mais la chercheure au CÉLAT craint les ravages
provoquées par les vendeurs de matériaux. Certains marchands
réussissent ainsi à convaincre les propriétaires de
recouvrir leur demeure de déclin de vinyle, des planches diagonales
qui imitent le bois. Lucie K. Morisset a donc proposé à la
municipalité de Jonquière un plan de sauvegarde et de mise
en valeur de ce bijou de planification, unique en Amérique du Nord.
Pascale Guéricolas