Idées par Wilhem Schwarz, Jeux de profs
Idées
JEUX DE PROFS
PAR WILHEM SCHWARZ,
PROFESSEUR AU DÉPARTEMENT DES LITTÉRATURES
«Comme dans tous les jeux, dans celui qui nous occupe ici, il ya
de bons et de moins bons joueurs; on trouve aussi des experts, de vrais
virtuoses.»
J'ai déjà lu au moins une dizaine de définitions du
professeur d'université. En voici une de plus : un professeur est
une personne qui n'a pas le temps. Ou plutôt, c'est quelqu'un qui
dit qu'il n'a pas le temps.
Je venais d'être engagé à l'Université Laval,
il y a longtemps; ma patronne d'alors, adorable et charmante, me disait
que parfois elle n'avait pas le temps de prendre ses repas; faute de quoi
elle se contentait de croquer une pomme. J'étais profondément
impressionné. Depuis ce temps-là, la dame en question m'a
répété la même rengaine chaque fois que je l'ai
vue, en mille variations, bien sûr. Chaque fois j'étais moins
impressionné. Ce dont je ne me rendais pas compte, c'est que la dame
jouait avec moi un jeu d'université qui s'appelle précisément
: « Je n'ai pas le temps ». Les experts à ce
jeu répliquent évidemment : « Mais oui, moi non
plus, je n'ai pas le temps; c'est terrible, ça n'a pas de bon sens.»
Un nouveau professeur a environ un an pour s'adapter à la cloche
à fromage qu'est l'université. Si, au bout d'un an, il ne
montre aucun talent pour jouer le jeu du « je n'ai pas le temps »,
il risque d'être perçu comme mal intégré, paresseux,
pervers, voire dangereux. Le risque, pourtant, n'est pas très grand.
La plupart des nouveaux professeurs, longtemps avant la fin de la première
année fatidique, se promènent dans les couloirs en soupirant
à chaque collègue qu'ils rencontrent : « C'est affreux,
je "bosse" comme un forcené, ça n'a pas de bon sens,
je n'ai pas le temps.» Si le professeur est marié, il dit à
sa femme au petit déjeuner : « C'est incroyable, je n'ai
plus de temps pour rien »; et le soir, en retrouvant au lit sa
petite femme joliment apprêtée, il répète pour
la dernière fois de la journée : « Je n'ai pas le
temps ». Et il s'endort.
Évidemment, on remarque de temps en temps des trouble-fête
qui transgressent les règles du jeu en disant, par exemple : « J'ai
l'impression que je suis le seul ici à "bosser".»
Cela est inacceptable. Toutefois un tel rabat-joie réalise très
vite son faux pas par le silence glacial que sa bêtise produit, et
il prend garde de ne pas récidiver.
Si deux ou plusieurs professeurs se réunissent pour discuter de quoi
que ce soit, ils commencent leur rencontre par la confession de chacun :
« Je n'ai pas le temps ». Après que le dernier
d'entre eux a confirmé qu'il n'a pas le temps, alors ils peuvent
aborder l'ordre du jour. Le Credo pour un bon catholique, la Profession
commune de foi pour les Témoins de Jéhova, le Symbole des
Apôtres pour les Bérets Blancs, c'est la confession « Je
n'ai pas le temps » pour un professeur. Si vous êtes professeur
d'université, cher lecteur, mettez donc vos collègues à
l'épreuve. Dites, en présence de quelques-uns d'entre eux,
en passant et aussi naturellement que possible, que vous avez beaucoup de
temps. Comme réaction, je vois seulement deux possibilités :
soit que vos collègues vont rire, pensant que vous voulez faire une
blague; soit qu'ils vont voir dans vos propos un premier signe de sénilité,
de déchéance progressive et irréversible de vos activités
psychiques. Ne soyez donc pas surpris si une demi-heure après votre
déraillement, une ambulance s'arrête devant la maison, avec
des gyrophares clignotants, pour vous transporter là où, de
toute évidence, vous serez à votre place : dans un asile d'aliénés.
Nous pouvons donc affirmer que la phrase « Un professeur n'a pas
le temps » est une loi naturelle, comme la loi de la chute des
corps. Un professeur qui a le temps n'existe pas. « Un professeur
qui a le temps », comme tournure de style, est un oxymoron, comme
un nègre blanc ou un séparatiste fédéraliste.
Cette tournure de style ne correspond à aucune réalité
empirique.
Comme dans tous les jeux, dans celui qui nous occupe ici, il y a de bons
et de moins bons joueurs; on trouve aussi des experts, de vrais virtuoses.
Un collègue, un parleur passionné, ne se fatigue pas de répéter
pendant des heures entières dans le hall du Pavillon De Koninck,
en changeant parfois de partenaires : « Je n'ai plus de temps
pour rien, c'est affreux, vraiment : affreux.» Voilà ce qu'il
dit aux étudiants qui viennent le voir à son bureau : « Soyez
bref, je n'ai pas le temps.»
Quelqu'un, lisant ces lignes, pourrait penser que moi, qui écris
cela, je suis au-dessus de ce jeu enfantin. Mais non, pas du tout. C'est
vrai que parfois, quand un collègue me parle, j'ai déjà
souhaité voir un petit crapaud sortir de sa bouche, au lieu de la
phrase redoutée, comme dans le conte de Grimm. Pourtant une fois
qu'il a prononcé : «Je n'ai plus de temps », moi je
réponds : « Mais oui, moi non plus, je n'ai pas le temps,
c'est affreux, ça n'a pas de bon sens, et bla-bla-bla.» Moi
aussi, je veux être intégré, accepté, apprécié.
La marginalité : non merci!
Je sais par exemple qu'il ne faut jamais admettre que l'on fait du ski,
du patinage, de la natation, de la bicyclette, des promenades innocentes
même. Il y a très longtemps, j'étais assez naïf
pour raconter que je faisais de la natation tous les matins avant mes cours.
La réponse à mon aveu était, littéralement :
« Vous êtes chanceux. Moi, je ne peux pas me permettre cela.
Je n'ai pas le temps.» Évidemment, je n'ai pas cessé
de faire de la natation, mais en revenant du PEPS, je dis à qui veut
l'entendre : « J'ai encore passé des heures et des heures
à la bibliothèque centrale pour ma recherche sur Thackeray.
C'est affreux, on ne trouve plus le temps que pour des recherches.»
Depuis ce jour-là, j'ai la réputation d'être un grand
chercheur parmi d'autres grands chercheurs.
Le jeu royal
Tournons maintenant notre attention vers la recherche, le jeu le plus populaire
et le plus répandu chez les professeurs. Les échecs sont le
roi des jeux et le jeu des rois, c'est entendu, mais la recherche est le
jeu royal des professeurs. En jouant à la recherche, le professeur
oublie qu'il joue, il s'oublie lui-même. La recherche pour lui, c'est
une vocation. Non, non, c'est plus qu'une vocation. Ce qu'est le Saint Graal
pour Parzival, la vache sacrée pour l'Hindou, pour le vrai Allemand,
suivant Eichendorff, la forêt, pour le vrai Québécois
enfin, suivant Pierre Bourgault, l'indépendance - la recherche, pour
le professeur, c'est tout cela et bien plus encore. Le professeur sait que
par la recherche il s'inscrit dans une lignée illustre qui va d'Archimède
à Darwin et à Einstein en passant par Newton. Mais là
où Archimède et Newton et Darwin et Einstein se sont arrêtés,
là commence pour lui le pays à découvrir. Il est loisible
à notre chercheur de pousser une pointe dans l'infini grâce
à sa recherche. Comme Faust, il peut, s'il le veut, provoquer l'univers
au combat et poser la question : « Quel est le principe le
plus intime de la cohésion du monde?» Avec l'aide de Dieu. Ou,
s'il est impossible de faire autrement, avec l'aide du diable. Tout cela
s'entend en sourdine quand un professeur, de quelque discipline qu'il soit,
dit modestement : « Je fais de la recherche.»
Comme s'il s'agissait d'un bon joueur de hockey, un nombre presque incalculable
de prix, de subventions et d'honneurs de toutes sortes attendent le bon
joueur du jeu recherche. Pour le chercheur, un nombre de co-chercheurs et
de collaborateurs proportionné à l'importance de son projet
est mis à sa disposition. Des secrétaires attentives comblent
tous ses désirs, huit heures par jour et même plus longtemps
quand c'est nécessaire. Ses étudiants l'admirent, ses enfants
aussi. Des voyages dans tous les pays de la terre, l'assistance à
des congrès, les échanges de vues avec les autres chercheurs
de sa spécialité font partie de son projet. L'opinion qu'on
a de lui, qui n'avait peut-être jamais atteint de très hauts
sommets à cause, par exemple, de ses boutons dans le visage ou à
cause de sa petite taille, cette opinion monte maintenant à la verticale,
de façon parallèle et synchronique. Et le rêve de toute
une vie, la récompense lointaine à laquelle aspire tout véritable
chercheur et qui apparaît à l'horizon comme une lueur venue
de l'au-delà, c'est la réception chez le roi de Suède :
le prix Nobel. Tout bon soldat a son bâton de maréchal dans
sa musette, c'est entendu. Mais tout bon chercheur, il faut le dire enfin
une bonne fois, tout bon chercheur est un candidat potentiel au prix Nobel.
Il s'agit moins du but et du résultat de chaque recherche particulière
que de la recherche elle-même en tant que processus. « Le
but, c'est le chemin.» Si le mot du poète peut être appliqué
à quelque chose, alors c'est sûrement à la recherche.
Le but, c'est l'acte de recherche : retenons cette phrase clé.
Nous ne pouvons absolument pas nous embarquer dans des discussions oiseuses
sur la valeur ou la non-valeur d'un projet particulier. D'après quels
critères pourrions-nous juger? La fission de l'atome a-t-elle été
un bienfait ou une malédiction pour l'humanité? Pas même
le sage Salomon ne serait capable de répondre à cette question
irrévérencieuse. Évitons donc, par principe, ces complications
inutiles. Le bonhomme fait de la recherche, cela devrait nous suffire. Il
n'en faut pas plus. Déjà Goethe disait : « Celui
dont la vie s'est passée dans de pénibles efforts, celui-là
nous pouvons le délivrer.» Quelle vision eschatologique! L'homme,
le chercheur sur la voie du salut, grâce à ses efforts, grâce
à sa recherche! Notre principe est donc inébranlable :
le but, c'est la recherche elle-même et non le résultat, la
découverte.
Ceci ne signifie nullement qu'il n'y aurait pas de normes ni de critères
qui permettraient de distinguer la recherche ayant une grande valeur de
celle qui en a moins. Bien au contraire. Ici nous pouvons mentionner avec
raison notre actuel ministre de l'Éducation, qui s'est acquis les
plus grands mérites dans l'évaluation et la codification de
la recherche.
Comme chacun sait, notre ministre de l'Éducation s'est illustré
autrefois comme ministre de l'Agriculture, poste qui lui a permis d'acquérir
une vaste expérience. Ce sont ces mérites et cette expérience
incontestables qui le nourrissent encore aujourd'hui, c'est par eux qu'il
se laisse guider. Il sait par exemple qu'un bovin de quatre cents kilos
va chercher le double d'un bovin de deux cents kilos. Cela est évident,
cela saute aux yeux. De même, on peut conclure qu'un projet de recherche
de 400,000$ pèse deux fois plus qu'un projet de 200,000$, ce qui
implique que le directeur du premier projet est deux fois plus important,
deux fois plus précieux et deux fois plus génial que le directeur
du deuxième projet. Même un écolier de huit ans comprend
cela. Nous ne parlons ici naturellement que des projets acceptés
et approuvés par le ministère; les autres, on n'en parle même
pas. Dieu merci, la valeur d'un professeur-chercheur n'est jamais définitive
et fixée sans retour.
La valeur d'un chercheur est cumulative. Dix projets de 20,000$ chacun,
une simple hypothèse, ont la même valeur que cinq projets de
40,000 dollars chacun - de même que dix porcs maigres ne valent ni
plus ni moins que cinq porcs gras. « Si on le fait avec la prudence
requise, les bases et les principes de l'agriculture peuvent être
transférés à l'éducation et à la recherche.»
Tel est le principe sur lequel se règle Garon, principe tout aussi
fondamental et directeur que les principes de Newton et de Pavlov. Nul doute
que les générations futures sauront reconnaître les
mérites de cet homme mieux que cela n'est possible aujourd'hui à
cause de l'envie et des querelles de parti. Pour ma part, je crois en Jean
Garon, déjà aujourd'hui. En présence de cette personnalité
charismatique, il m'est arrivé un miracle. Sous l'influence de sa
rhétorique emballante, les douleurs au dos qui me tourmentaient encore
au début de son discours, ont disparu. Il est vrai qu'elles ont reparu
quelques heures plus tard, mais ce n'était sûrement pas de
sa faute. Mais je m'égare.
Notre système d'évaluation de la valeur de la recherche n'exclut
pas de petites injustices. Je souligne petites injustices; mais ce sont
quand même des injustices. Quel système ayant une certaine
dimension pourrait se vanter d'être parfait, sans défaut? Emmanuel
Kant par exemple, qui échafaudait ses théories pendant ses
promenades quotidiennes, serait recalé tambour battant par notre
système d'évaluation. Entre nous soit dit : ce professeur
d'université, je parle toujours de Kant, n'avait-il vraiment rien
de mieux à faire que ces interminables promenades à travers
les rues de Königsberg, tous les jours, été comme hiver,
qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il fasse soleil, sans but, sans raison,
pendant des heures? Et son employeur, l'Université de Königsberg,
ne pouvait-il pas lui donner un travail raisonnable à faire au lieu
de ces promenades, un projet de recherche, par exemple? Ou bien, s'il n'avait
vraiment aucun talent pour la recherche sérieuse, l'Université
n'aurait-elle pas pu lui donner un poste important, proportionné
à son intelligence, vice-doyen à la recherche, par exemple?
N'aurait-elle pas dû au moins insister pour qu'il soit membre d'importantes
commissions, assemblées et comités de l'Université?
Au lieu de se casser la tête et de ressasser sa problématique
Critique de la raison pure. Au lieu de flâner et de bayer aux corneilles.
Les questions s'accumulent. L'oisiveté est la mère de tous
les vices, bien entendu. Je ne suis pas surpris que menant une vie aussi
déréglée, Kant ait concocté son impératif
catégorique, un truc fort douteux. Dieu merci, nous avons, ici et
aujourd'hui, un ministre de l'Éducation qui veille à ce que
ses professeurs se consacrent à la recherche fondamentale subventionnée
au lieu de flâner.
De Lolita à Nabokov
Il y a un autre jeu, très répandu à l'Université,
que j'appellerai « Connaissez-vous Nabokov?» En voici les
règles.
Vous regardez une émission de Bernard Pivot ou de Danièle
Bombardier, ou encore vous consultez Le Devoir, édition du samedi,
pour connaître la dernière publication en vogue. Vous l'achetez,
vous lisez un chapitre ou deux, et vous êtes prêt à jouer.
Alors vous demandez à votre collègue tout innocemment : « Connaissez-vous
Nabokov?». En 1967, quand ma patronne d'alors jouait ce jeu avec moi,
elle parlait de Lolita de Vladimir Nabokov, et moi, naturellement, je ne
l'avais pas lu.
« Quoi? Vous ne l'avez pas lu? Mais ce n'est pas possible! Tout
le monde en parle! Il faut le lire absolument! Mais où avez-vous
donc vécu? À Terre-Neuve? Ah, bien sûr, à Terre-Neuve
... , ça explique tout.»
Et moi, ignorant les règles du jeu, venant en effet de Terre-Neuve
et voulant montrer ma bonne volonté, j'achète Lolita de Vladimir
Nabokov et je le lis, sérieusement, comme autrefois on lisait la
Sainte Bible. Deux mois plus tard, je pensais être prêt, digne
et bien instruit : j'aurais pu donner une conférence sur Lolita aux
Sociétés Savantes. Hélas! Nabokov était déjà
relégué aux oubliettes. Personne ne voulait plus en entendre
parler.
Maintenant, vous connaissez les règles du jeu, alors bonne chance!
C'est facile, car vous pouvez jouer à « Connaissez-vous
Nabokov?» à un niveau plus ordinaire, en remplaçant Nabokov,
disons, par le nom du dernier film, du dernier chansonnier, de la dernière
pizza sortis sur le marché. Le nom n'a vraiment pas d'importance.
Il faut avant tout que vous sachiez quelque chose que l'autre ne connaît
pas encore, même si cette chose n'existe pas, comme le phlogiston
ou le phlogistique. Les enfants appellent justement ce jeu : Je connais
quelque chose que tu ne connais pas. Merveilleux!
Et Thackeray? Il appartient au XIXe siècle. Diable, qu'est-ce que
ce célèbre écrivain britannique peut bien avoir à
faire dans mon propos de 1995? Est-ce une mauvaise blague ou un poisson
d'avril plat et insipide? Mais non, pas du tout. Depuis mon arrivée
à l'Université, je fais une recherche sur La Foire aux vanités
de Thackeray : je suis moi-même le snob en tant que sujet et
objet de la recherche. Cependant, je ne fais pas cette recherche, hautement
savante, à la bibliothèque centrale, mais dans les couloirs
du Pavillon De Koninck. Soit dit entre nous, n'est-ce-pas?
(Extrait de l'ouvrage L'horloge du clocher qui va paraître prochainement
chez VLB éditeur)
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