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20 juin 1996 ![]() |
*Allocution prononcée lors de la cérémonie de
collation des grades de la Faculté des sciences de l'éducation,
le 16 juin 1996.
Il y a trois jours, une amie m'a demandé si des doctorats honorifiques
pouvaient équivaloir à un véritable doctorat. J'ai
spontanément répondu «non», selon ma plus intime
conviction, malgré qu'il n'y ait jamais eu, à mes yeux, de
plus bel écho à mon travail que ces reconnaissances issues
de la communauté universitaire.
Derrière la toile de fond d'une vie, il y a toujours des actes manqués.
Celui qui me hante le plus, au plan professionnel, est de n'avoir jamais
terminé les études doctorales que j'avais entreprises en sciences
de l'éducation. Aucune excuse, aucun prétexte ne sauraient
servir d'écran à ce qui fut une concession à la facilité.
Je ne suis donc pas, je ne serai jamais de ceux qui se donnent le chic de
mépriser les diplômes. Ils sont plus que du papier, ils ancrent
une vie, marquent une victoire sur des courants contraires et si vous tenez
tant à en obtenir, même s'ils deviennent moins monnayables
qu'autrefois, c'est sans doute pour avoir compris leur valeur intrinsèque,
presque intime. Je reçois donc de l'Université Laval ce doctorat
honoris causa en sciences de l'éducation avec une humilité
qui ne m'est pas coutumière mais qui doit absolument métisser
ma fierté. Je suis là d'abord pour vous dire de continuer
si vous le pouvez, si vous le voulez.
Le recteur de l'Université Laval, M. Michel Gervais, sait avec quel
enthousiasme et quelle émotion j'ai accepté cette distinction
quand il me l'a annoncée il y a quelques mois. J'ai un attachement
connu pour l'université en général, l'université
québécoise en particulier, et l'Université Laval en
tout particulier. Comme tant d'autres, je suis certes impressionnée
par sa grande tradition intellectuelle, par le rôle qu'elle a joué
dans la transformation du Québec et dans son accession à la
modernité. Mais ma perspective est aussi celle d'une observatrice
du présent. Il y a des années que je vois l'Université
Laval résister plus que toute autre, au Québec, aux freins
que le système universitaire met insensiblement à son accessibilité,
comme si le malthusianisme était la réponse obligée
aux difficultés budgétaires.
Il y a aussi des années que je vois l'Université Laval et
notamment sa direction participer aux débats publics plus vivement
que d'autres, alors qu'une grande frilosité s'est abattue sur des
autorités hypnotisées par leur rôle de gestionnaires,
un peu partout dans notre système d'enseignement. Je tiens, monsieur
le recteur, à vous rendre ce témoignage personnel: dans la
solitude de mon travail éditorial, quand j'avais de temps à
autre l'impression de mener des batailles pour un milieu qui préférait
se taire en me laissant le relais, vous avez été une inspiration
constante, la preuve qu'une université n'a pas à se soumettre
pour vivre. J'y ai fait allusion de temps à autre dans un texte,
l'occasion est belle de le dire haut et fort dans votre maison.
Le doctorat honorifique que je reçois me vient des sciences de l'éducation,
autant dire de mon monde. Je ne saurais trop remercier la Faculté
qui m'accueille avec autant de générosité et qui souligne
ainsi l'intérêt, parfois la passion que suscitent chez moi
les enjeux de l'éducation dans nos sociétés. J'avoue
en toute candeur que la partie proprement psycho-pédagogique de ma
formation m'a toujours laissée assez froide - ce qui aurait sans
doute fait de moi une piètre enseignante, et ce qu'une brève
pratique a démontré. Toutefois le rapport de l'école
à ses divers environnements n'a jamais cessé de me fasciner.
J'estime, peut-être à tort, que ce rapport est encore trop
négligé dans les programmes d'études. La plupart d'entre
vous, diplômés de ce jour, allez vous retrouver dans des établissements
d'enseignement de tous ordres, de toutes tailles, de toutes missions. Ce
ne sont pas des lieux protégés, quoi qu'on en pense ou dise
par automatisme. Ce sont des lieux traversés de jour en jour, d'heure
en heure, par tous nos débats de société, par toutes
nos décisions ou indécisions communes. L'école québécoise,
dans son organisation et son contenu, témoigne aujourd'hui de nos
succès et de nos revers dans la lutte à la pauvreté,
de l'évolution de nos politiques linguistiques, de notre paralysie
constitutionnelle, de nos attitudes ambivalentes devant l'immigration, d'un
progrès spectaculaire dans l'égalité des sexes, des
contradictions entre valeurs traditionnelles et mutations des moeurs, de
l'éclatement de la famille, de la transformation radicale du marché
du travail.
Remarquez-le, quand vous fréquentez colloques et conférences:
du plus subtil des débats philosophiques jusqu'à la plus terre-à-terre
des discussions économiques, arrive toujours un moment où
quelqu'un nous renvoie à l'école, pour souhaiter l'enrôler
au service d'objectifs louables ou triviaux. Instinctivement, même
ceux qui connaissent le plus mal le système scolaire, qui se désintéressent
de ses problèmes au quotidien, qui trouvent qu'il coûte trop
cher, savent qu'il est la clé des désirs collectifs.
Vous allez donc affronter ces vastes appétits, et votre travail sera
l'objet de toutes les convoitises, de toutes les pressions externes et internes.
L'enseignement d'aujourd'hui, de la petite école à l'université
et aux centres de recherche, est un lieu dont les alentours sont fréquentés
par les charlatans de la pensée et les voyageurs de commerce technologique,
et dont les espaces intérieurs éclatent souvent en groupes
d'intérêts que la pénurie rend agressifs.
Je ne prétend pas posséder les recettes de la survivance dans
ce foisonnement qui se change parfois en jungle. Mais il me semble que les
principes classiques de la formation intellectuelle devraient être
plus que jamais à l'ordre du jour. C'est un plat cliché de
le dire, la formation fondamentale constitue le meilleur capital pour affronter
les défis contemporains. (Je le dis sans nostalgie aucune, je n'ai
jamais bénéficié d'une telle formation durant tout
mon cheminement d'études, et je pense que l'école de masse
est encore à sa recherche, donc qu'il n'y a pas de quête pédagogique
qui soit de plus brûlante actualité.) Parlons-en donc un peu,
au risque de ne pas innover.
Dans le concept galvaudé de "formation fondamentale", il
y a le mot "forme" et le mot "fond".
Le défi d'aujourd'hui, côté forme, me semble être
celui des méthodes de travail, du développement des habiletés
d'analyse, de synthèse, et de mémoire. L'éclatement
de l'information, la dématérialisation de la réalité
rendent ces habiletés bien plus difficiles à maîtriser.
De plus savants que moi prétendent que les processus cognitifs eux-mêmes
sont en voie de changer chez les jeunes, que nous assistons à une
révolution des modes de connaissance aussi importante et déterminante
que celle de l'ère Gutenberg. Je laisse à la science d'en
décider dans quelques années ou décennies. En attendant,
l'école se branche bon gré mal gré sur les inforoutes,
poussée à toute vitesse par des démarcheurs de quincaillerie
et un État qui accorde plus d'importance au ratio d'ordinateurs par
classe qu'au ratio d'enseignants. Les vendeurs et leurs cargaisons infinies
d'informations vont donc entrer à l'école, rien ne sert de
résister. Mais le premier souci qui devra l'habiter, me semble-t-il,
sera celui de la clarté d'esprit.
Ce qui me semble amener, toujours côté forme, un autre important
défi, celui de la personne qui va poser son empreinte. Parce que
je n'ai pas eu de vrai maître, parce que j'ai été débordée
par le métier d'enseignante que je croyais facilement pouvoir exercer,
mes inquiétudes sont énormes. J'ai quitté l'université
au moment où on y enseignait à ne plus enseigner, à
s'effacer devant la personne qui apprend, à l'accompagner plutôt
que la guider. Je sais que ces dérapages faussement libertaires sont
à peu près terminés mais je ne suis pas certaine que
la notion de "maître" ait trouvé tout son sens pour
autant. Dans une société plus permissive et qui le restera,
plus libre et qui doit le demeurer, il est difficile d'imprimer une direction,
de tenir à des valeurs, et de "former" au sens le plus
direct, c'est-à-dire d'exercer une influence sur la croissance d'autrui.
Or la formation des maîtres a été l'un des rôles
les plus négligés par l'université contemporaine, souvent
même l'un des plus méprisés parce qu'on y voyait une
pratique artisanale et non une science. J'ose croire que ce temps achève
mais j'espère surtout que le redressement commence.
Il n'y aura de toute façon de maîtres véritables que
s'il y a des enseignants qui incarnent la connaissance, plutôt qu'ils
la puisent mécaniquement dans les programmes. Ce qui m'amène
aux défis du côté fond, dont le plus incontournable
est celui de la culture. Ici, je ne crains rien de la technologie, je la
considère comme une alliée dans ce qui est un incessant voyage.
Mais je crains tout de nous, de notre discours sur l'école qui est,
à cet égard, d'une hypocrisie sidérante. Il y a dix,
vingt, trente ans que, d'un livre vert à un livre blanc, des colloques
pédagogiques collégiaux aux colloques psychologiques universitaires
en passant par les colloques syndicaux du primaire et du secondaire, nous
évoquons les mânes de la culture et prétendons les ramener
dans des établissements qui les ont évacués sous tous
les prétextes. Pendant tout ce temps, la déculturation de
l'école québécoise s'est poursuivie sans encombre,
il ne reste plus que des missionnaires au zèle exotique pour amener
parfois des enfants au théâtre ou au musée, pour leur
apprendre à lire un roman non mâché d'avance en extraits,
pour leur faire entendre un son autre que le Muzak, et pour leur enseigner
qu'un artiste n'est pas un extra-terrestre. Je sais une seule chose, dès
lors, puisque je ne fais plus confiance à la moindre réforme:
il n'y aura de culture à l'école, au collège, à
l'université, que si les maîtres en ont, et cela dépend
tout simplement de vous.
Enfin je crois qu'il n'y a pas de formation fondamentale possible, forme
et fond, si les milieux d'éducation ne réapprennent pas le
sens de l'intérêt public. Nos établissements croulent
sous des querelles corporatistes qui avaient, jusqu'à tout récemment,
épargné les programmes d'enseignement. Les déchirements
avaient lieu autour des conditions de travail, des rémunérations,
du pouvoir administratif. Depuis que les compressions budgétaires
changent la vie, le sauve-qui-peut a des effets sur les contenus de l'enseignement.
Chacun défend jusqu'au bout sa discipline, son existence, son indispensable
rôle même si nous savons qu'une excellente éducation
est tout sauf la somme écrasante du champignonnage des banques de
cours. Il faudra trouver le moyen de trier, d'élaguer, de choisir
en remettant l'étudiant au centre du processus, plutôt que
les intérêts particuliers. Cela ressemble à un voeu
pieux. Mais je le formule tout de même, avec entêtement, parce
que bientôt nous attendent des choix plus difficiles encore.
Il faudra équilibrer nos investissements dans toute la pyramide de
formation, accepter sans doute que les réflecteurs et d'importantes
ressources quittent la formation post-secondaire qui nous a tant obsédés
depuis trente ans, et reviennent vers l'enfance, vers l'arrivée à
l'école, là où tout se gagne ou se perd. La scolarisation
insuffisante des Québécois n'est plus un problème de
fréquentation collégiale ou universitaire. Elle tient désormais
à une source en mauvais état, notamment dans l'ordre préscolaire.
Si des réflexes défensifs s'emparent des ordres supérieurs
du système, nous ne serons pas plus avancés dans vingt ans.
Le progrès intellectuel et scientifique des universités ne
peut en effet avoir lieu sans qu'en amont se préparent des cohortes
mieux outillées pour l'accès au savoir.
L'oeuvre d'éducation en est une de dépassement de soi, disait-on
dans nos pieux et machinaux discours d'école normale. Ce n'était
pas si faux. Et c'est peut-être plus vrai que jamais.