6 juin 1996 |
Le taux d'abandon ou décrochage scolaire est devenu le symbole
de la crise de tout le système scolaire québécois et,
pour une bonne part, le déclencheur de la mise en place des Etats
généraux sur l'éducation. Nos montres n'ont cependant
pas encore été mises à l'heure juste. Les deux termes
de l'expression varient selon les définitions, la source des données
et les méthodologies utilisées dans les diverses études.
Vous avez le choix entre «moins de 20 %» et «plus de 40 %»
d'abandon. Ajoutez à cela la violence, les gangs, la drogue, les
suicides mis en évidence par les médias, et l'école
secondaire devient le bouc émissaire de tous les maux des jeunes.
On peut cependant voir l'école secondaire sous un autre angle. Utilisons
la méthode dite des intrants et des extrants. Cette méthode
comporte ses limites en ignorant le processus scolaire lui-même, mais
c'est la seule pour laquelle nous possédons des données empiriques
quantitatives falsifiables. Commençons par les intrants. Dans une
recherche de la Direction des études économiques et démographiques
du ministère de l'Éducation, Luc Beauchesne traçait
en l991 le profil sociodémographique des abandons au secondaire.
Utilisant un fichier longitudinal sur le cheminement scolaire des mêmes
élèves pendant 7 ans, il constate que, parmi les nouveaux
élèves inscrits en 1re secondaire au 30 septembre l981, chez
ceux qui avaient 12 ans ou moins, donc ayant fait un cours élémentaire
«normal», seulement 16 % avaient abandonné après
7 années d'observation. Par contre, pour les intrants agés
de 13 ans ou plus, ayant vraisemblablement éprouvé des difficultés
scolaires au primaire qui s'étaient traduites par un redoublement,
le taux d'abandon grimpait à 56 %.
Pour la majorité, leur destin scolaire était déjà
tracé à l'entrée au secondaire. C'est une vérité
de La Palice que les abandons au secondaire se préparent dès
le primaire, ce qui nous renvoie au milieu social et familial d'origine.
Les enseignantes et les enseignants du primaire vous diront que dès
la 3e ou 4e année, ils peuvent déjà prédire
qu'une telle ou un tel ne terminera pas son secondaire. Tout le monde le
sait, mais les mesures pour attaquer le problème à sa souche
sont quasi inexistantes.
Un rattrapage important
Considérons maintenant les extrants du secondaire. Dans son Exposé
de la situation, la Commission des États généraux fait
état d'un «rattrapage important en matière d'accès
à l'éducation au cours des dernières décennies»
(p.34). Décrit en termes quelque peu euphémiques, le gain
d'accès à la 5e secondaire générale est de 16,9
points depuis l982-1983, atteignant 72,8 % en l993-l994. Ce gain est cependant
beaucoup plus remarquable au cégep pour la même période,
soit 25,1 %, passant de 45,9 % à 71,0 % C'est donc dire que presque
tous les finissants du secondaire accèdent maintenant aux études
collégiales.
Plusieurs facteurs peuvent certes expliquer ce phénomène,
dont la rareté de l'emploi pour les jeunes, par exemple. Mais il
demeure que c'est au secondaire que les élèves ont développé
la motivation et les capacités de poursuivre des études collégiales.
C'est une contribution non négligeable de la part des éducateurs
du secondaire à l'accroissement de la scolarisation des jeunes qu'il
faut comptabiliser dans la colonne des «plus».
Ce bilan, encore une fois limitatif, des intrants et des extrants n'est
pas si accablant pour l'école secondaire que certains le laissent
croire. Ceci dit, il ne faut pas en conclure qu'il n'y a pas des améliorations,
des transformations et même des réformes à y apporter.
Mais en mettant trop de maux sur les épaules fragiles du secondaire,
on risque de mal identifier les problèmes spécifiques qui
appellent des solutions particulières, et, comme le dit l'expression,
de jeter le bébé avec l'eau....
La réforme scolaire des années l960 s'adressait à toute
la population. Mais la Commission Parent notait dans son rapport qu'il fallait
«fournir un effort beaucoup plus grand dans [le] secteur [francophone]
que dans l'autre»...«à cause des inégalités
et disparités actuelles» (p.103, tome III,vol.4). La Commission
des États généraux n'a pas cru bon ventiller les rares
données empiriques qu'elle utilise selon la langue d'enseignement.
Dans les publications du MEQ sur les «Indicateurs de l'éducation»,
on ne retrouve pas non plus cette ventillation. Comme dans toute démarche
scientifique rigoureuse, la comparaison est nécessaire comme révélateur
possible de pistes de recherche sur les causes des phénomènes
étudiés.
Deux secteurs distincts
Dans son étude sur les abandons au secondaire, Luc Beauchesne compare
les secteurs par langue d'enseignement. Après 7 ans d'observation
(depuis l'inscription au secondaire en l981), le taux d'abandon est de 27,8
% dans le secteur francophone et de 17,0 % seulement dans le secteur anglophone.
C'est moins le niveau absolu des abandons qui est intéressant ici
que la différence entre les deux secteurs. Pourquoi les jeunes abandonnent-ils
moins dans les écoles secondaires anglaises? On pense tout de suite
au niveau socio-économique plus élevé des anglophones
comme variable explicative, mais les recherches du groupe ASOPE (qui datent,
il est vrai) ont montré que la différence persistait lorsqu'on
tenait compte de l'origine sociale des élèves. Alors pourquoi
des élèves fréquentant des écoles secondaires
supposément équivalentes depuis la réforme Parent abandonnent-ils
en moins grande proportion que ceux d'autres écoles? Cette différence
est-elle attribuable au contexte culturel et social global du milieu anglophone,
ou à des caractéristiques spécifiques des écoles
secondaires qui leur permettent de retenir davantage les élèves
à l'école?
L'étude comparative d'autres phénomènes s'avérerait
tout aussi éclairante pour poser un diagnostic correct sur les problèmes
de notre système scolaire. Au secondaire, la proportion des élèves
fréquentant le secteur privé atteignait 17,2 % en 1993-1994
(Énoncé de la situation,p.108). Malgré l'absence de
données empiriques existantes mais non publiées pour appuyer
notre affirmation, il est reconnu que la prolifération des écoles
privées est un phénomène plus spécifiquement
francophone. Pourquoi? La tradition? Mais pourquoi la tradition se maintient-elle?
Pourquoi les anglophones n'en ont-ils pas besoin?
Et l'enseignement professionnel? Pourquoi ne commence-t-il, à toutes
fins utiles, qu'au niveau collégial dans le secteur anglophone? Pourquoi
la formation profesionnelle doit-elle «être valorisée»
(pensée magique?) au secondaire francophone?
Dans une étude comparative des résultats scolaires des enfants
de réfugiés d'Indochine aux États-Unis, des chercheurs
ont montré que ceux-ci réussissaient mieux que les enfants
américains étudiant dans des établissements semblables.
Ces résultats de recherche ne seraient pas différents au Québec
(Conseil supérieur de l'éducation,1993, St-Germain,1987).
Selon Beauchesne, le taux d'abandon au secondaire des élèves
dont la langue maternelle serait «autre» que le français
ou l'anglais atteindrait à peine 12,5 %. La conclusion des chercheurs
américains? «The... educational crisis is more social than
academic» (American Scientific, fév. l992). Peut-être
que pour le Québec cette conclusion devrait s'énoncer sur
le mode interrogatif ou encore sur celui du «as much...as...»?
Mais,peut-être que, tel l'ivrogne cherchant ses clefs perdues, recherchons-nous
les solutions à nos problèmes scolaires trop exclusivement
sous le lampadaire de l'école pour la simple raison qu'il y fait
plus clair?