23 mai 1996 |
En 1946, des chercheurs en génie électrique de l'Université
de Pennsylvanie construisaient une machine qui allait révolutionner
le monde à un point qu'ils ne pouvaient alors soupçonner.
Cette machine, l'ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer), dont
on célèbre le cinquantenaire cette année, est aujourd'hui
considérée comme le premier véritable ordinateur moderne.
S'il a fallu attendre que l'ordinateur ait atteint l'adolescence avant de
faire son entrée à l'Université, il a, ici comme ailleurs,
créé tout un raz de marée.
Le règne des ordinosaures
Pour des raisons essentiellement financières, les premiers ordinateurs
sont apparus à l'Université vers la fin des années
1950. Le tout premier ordinateur a été acquis par une équipe
de chercheurs de la Faculté des sciences, dirigée par un professeur
de mathématiques au nom pour le moins prédestiné, Frederick
Goodspeed. Acheté du Centre de recherche de la Défense de
Valcartier grâce à une subvention du Conseil de recherches
nationales du Canada., cet ordinateur de modèle ALWAC III a fait
sa niche dans un vaste local du pavillon de la Faculté des sciences,
alors situé sur le boulevard de l'Entente.
Chercheur à Valcartier à l'époque, Louis P.-A. Robichaud,
qui est devenu quelques années plus tard le premier directeur du
Centre de traitement de l'information, a bien connu cet engin. «C'était
une machine avec des lampes et il fallait maintenir un bon contrôle
de température dans la pièce pour éviter la surchauffe.
Lorsque l'ordinateur fonctionnait mal, on tapait doucement sur les lampes
avec un crayon pour trouver d'où venait le problème. La programmation
se faisait en hexadécimal avec des séries de chiffres et de
lettres. On lui faisait parfois faire des opérations qui exigeaient
40 heures de calculs d'affilée.»
À la même époque, un groupe de chercheurs de l'École
de pédagogie et d'orientation, dirigé par Arthur Tremblay,
obtenait un don de la Fondation Carnegie de New York pour réaliser
une vaste recherche en éducation. Le projet nécessitait des
analyses statistiques complexes touchant la démographie, la fréquentation
et la persévérance aux études, ce qui amena le professeur
Tremblay à négocier la location d'un ordinateur IBM 650 pour
une durée de cinq mois. Installé dans un local de l'Université
dans le Quartier latin, juste au dessous du bureau du recteur Vachon, l'ordinateur
devait rapidement prouver son utilité au point où les chercheurs
de ce groupe décidaient de mettre sur pied un centre de calcul. Dirigé
par André Juneau, ce centre, inauguré le 13 décembre
1960, se finançait en offrant ses services au reste de l'Université,
aux ministères et aux entreprises de la région.
«Les activités du Centre de calcul ont mis en évidence
les besoins en services informatiques qui existaient tant du côté
de la recherche que de l'administration universitaire», raconte André
Juneau. À l'automne 1962, un comité était chargé
de créer un centre de calcul devant desservir toute la communauté
universitaire. Le Centre de calcul de l'École de pédagogie
et d'orientation allait ainsi donner naissance, un peu plus tard, au Centre
de traitement de l'information.
En 1960, un autre ordinateur, plus modeste celui-là, arrivait sur
le campus. Grâce à l'argent du Fonds de recherche forestière
de l'Université Laval, financé par les grandes entreprises
forestières, la Faculté d'arpentage et de génie forestier
faisait l'achat d'un ordinateur LGP 30. Une fois la machine installée
dans un local du pavillon qui abrite encore aujourd'hui la Faculté,
il ne restait, au doyen Fernand Boutin et au vice-doyen André Lafond,
qu'un petit détail à régler: personne ne savait faire
fonctionner cet ordinateur.
Jacques Bélanger, qui venait tout juste d'être embauché
comme professeur de mathématiques à la Faculté, se
souvient d'avoir été convoqué par le vice-doyen André
Lafond. «Il m'a demandé d'aller suivre des cours d'informatique
à New York et comme ça m'intéressait, j'ai aussitôt
accepté», se rappelle-t-il. Une fois revenu de New York, le
professeur a mis à profit la puissance toute relative de la LGP 30
pour effectuer divers calculs lourds reliés au domaine de la foresterie.
«Cette machine ressemblait à un réfrigérateur
couché et on devait la programmer en langage machine. Comme elle
n'avait que 4 K de mémoire, il fallait faire des pirouettes pour
avoir assez de puissance pour effectuer des calculs complexes, dit-il. Malgré
tout, il s'agissait d'un appareil d'avant-garde pour l'époque.»
Du central au virtuel
À partir de 1962, le parc informatique de l'Université allait
progressivement s'enrichir de nouvelles bêtes qui, au fur et à
mesure qu'elles diminuaient en taille, augmentaient en puissance. Cette
tendance vers la miniaturisation informatique allait culminer, vers la fin
des années 1970, par l'apparition du microordinateur.
«On pourrait faire des comparaisons entre les microordinateurs d'aujourd'hui
et les gros ordinateurs centraux des années 1960 et dire qu'ils sont
des centaines de fois plus petits et plus puissants mais les plus grands
progrès ne sont pas là, estime Denis Poussart, professeur
au Département de génie électrique et de génie
informatique. La plus grande contribution de l'ordinateur personnel est
qu'il a permis une démocratisation de l'informatique en rendant invisible
la technologie entre l'usager et sa machine grâce à une interface
conviviale».
Denis Poussart a travaillé sur l'ALWAC alors qu'il était étudiant
en génie électrique en 1961 et aussi sur l'ancêtre des
ordinateurs personnels, le PDP 8, lorsqu'il a commencé sa carrière
de professeur en 1968. «Les ordinateurs centraux étaient placés
sur des autels et seuls les initiés pouvaient communiquer avec eux,
caricature-t-il. Les ordinateurs personnels sont venus chambarder ces rapports
de force en redonnant aux individus le contrôle sur la technologie.
Le succès de ces machines est l'expression profonde des libertés
individuelles et un rejet des fausses hiérarchies. Ce n'est d'ailleurs
pas un hasard que ce soit une invention américaine puisque les valeurs
véhiculées par le microordinateur correspondent tout à
fait à celles du peuple américain. Aujourd'hui, nous revivons
exactement le même phénomène avec Internet.»
Mais, tout n'est pas rose pour autant au royaume du microordinateur. Les
entreprises ont rejeté le modèle de l'informatique centralisée
et elles tentent d'institutionnaliser l'informatique personnelle, ce qui
occasionne de problèmes de connectivité, poursuit Denis Poussart.
Il y a aussi ce que le chercheur appelle, le virus Microsoft, qui oblige
les usagers à payer continuellement pour disposer d'une bonne machine.
«Le coût d'achat d'un microordinateur ne représente qu'environ
15% des dépenses totales qu'il occasionnera à une entreprise
pendant sa durée de vie utile. Le reste vient des logiciels qu'il
faut constamment mettre à jour, des coûts de gestion, des "bugs"
et de la maintenance.»
L'ordinateur de demain sera virtuel et plus simple que les machines actuelles.
Il s'intégrera dans des réseaux dynamiques dont il utilisera
la puissance de travail diffuse selon les besoins immédiats des usagers.
Même les logiciels pourront être mis en commun, utilisés
au besoin et facturés selon le temps d'utilisation. Il y a deux tendances
qui se dessinent, observe Denis Poussart: la connectivité et le partage
des ressources informatiques. «Tout cela converge vers une disparition
des frontières physiques et une démarche incontournable vers
l'abstrait. Aujourd'hui, lorsque nous ouvrons notre ordinateur, ce qui apparaît
à l'écran est une métaphore de notre bureau. Demain,
prédit-il, ce sera une métaphore de la planète.»