23 mai 1996 |
Lorsqu'il présente à ses collègues québécois
ses réflexions sur la place du sujet dans l'éducation, Philippe
Meirieu évite le jargon de spécialistes et les notions trop
abstraites. Invité récemment par le Centre de recherche sur
la formation et la profession d'enseignant de la Faculté des sciences
de l'éducation, le conférencier a eu recours aux grands mythes
qui traversent la littérature populaire pour signaler les pièges
dans lesquels le pédagogue ne doit pas tomber. Pour ce professeur
de pédagogie à l'Université Lumière à
Lyon, une éducation réussie passe avant tout par la conquête
de l'autonomie qui amène l'élève à comprendre
que les connaissances qu'il acquiert à l'école peuvent être
utilisées ailleurs.
Les premières années d'un enfant dans le monde ressemblent
presque à un marathon éducatif. Contrairement à beaucoup
d'animaux qui d'instinct fabriquent du miel, tissent leur toile ou construisent
leur terrier, le petit d'homme doit acquérir le langage, les manières
de table, les principes moraux. Cet apprentissage à haute dose a
amené certaines personnes à confondre éducation et
fabrication. «Dans le mythe de Pygmalion, Ovide le sculpteur-misanthrope
se console de ses semblables en fabriquant une statue à laquelle
Vénus donne vie, explique Philippe Meirieu. Lorsque Jean-Jacques
Rousseau reprend l'histoire, la statue devient un éphèbe merveilleux
sur lequel le sculpteur tente d'exercer sa puissance.»
À bas la soumission servile!
Selon Philippe Meirieu, l'histoire de Pinocchio, cette marionnette qui prend
vie et accomplit nombre de mauvais coups, contient des principes éducatifs
plus intéressants. Plongé avec son père dans le ventre
du requin, le petit garçon parvient à prendre une décision,
celle de sortir de cette situation inconfortable, sans céder à
son désir immédiat, ni à la volonté de l'adulte.
À en croire le conférencier, la position du maître à
travers ces quelques histoires, ou celle du Golem, un personnage de terre
rouge qui s'anime, repose sur une impasse existentielle: le parent ou l'enseignant
veut que l'enfant le remercie librement de ce qu'il fait pour lui, tout
en lui étant soumis. Une adhésion servile n'a en effet rien
de très gratifiant pour l'adulte.
Pour Philippe Meirieu, éducation ne rime jamais avec fabrication,
car l'enfant ne peut être réduit à un ensemble de connaissances
acquises. Dans le roman Frankenstein, écrit par une fille de grands
aristocrates, Mary Shelley, le célèbre docteur prend peur
lorsque sa créature s'anime et il l'abandonne. Laissé à
lui même, le monstre fait son propre apprentissage sans l'aide d'un
médiateur pour l'introduire dans le monde. Le choc avec la réalité
n'en sera que plus rude lorsqu'il comprendra que personne n'accepte son
apparence. «La formation d'une personne n'a rien à voir avec
la fabrication d'un objet, explique le conférencier. Il est parfaitement
normal que le sujet présente une résistance à l'éducateur.
Dans le cas contraire, la relation n'a rien d'éducative mais se rapproche
plutôt du roman Frankenstein.»
Le professeur de pédagogie milite donc pour «une ouverture de
l'école vers la vie». Selon lui, la meilleure manière
d'apprendre, que ce soit à tondre la pelouse ou à résoudre
une équation, passe encore par la pratique. Selon Philippe Meirieu,
le pédagogue doit donc créer des conditions qui permettent
aux élèves de prendre leur place, sans honte ni risques. «Pour
apprendre la parole dans une classe à des jeunes de 12 ou 13 ans,
il faut leur garantir que l'exercice n'entraînera pas de moqueries
ou ne sera pas sanctionné par une note. On créé en
fait un espace de sécurité pour que l'autre puisse agir.»