9 mai 1996 |
«Le monde est en changement et on ne peut pas affronter le changement
avec le statu quo», affirmait récemment M. Claude Béland,
président du Mouvement Desjardins, (Le Devoir, 9 mars 1996). Cette
réflexion s'applique aussi bien aux professeurs qu'aux banquiers
ou aux ouvriers. Les professeurs d'université sont des gens subtils:
leurs affirmations sont tout en gris, en «peut-être», en
bémols quand ce n'est pas en circonlocutions. Les journalistes se
désespèrent souvent de trouver parmi eux un interlocuteur
médiatique sur le chômage, l'intelligence artificielle ou les
grenouilles. Or, comme le procureur au tribunal, l'interviewer ne dispose
que de 60 secondes pour une réponse: il veut un «oui»
ou un «non». Too bad pour les professeurs pusillanimes.
Marcher dans le sens du vent
Cela vient sans doute du fait que, quand il s'agit de science, les professeurs
sont pointilleux: il leur faut avec raison des preuves. Pourtant, ils se
transforment en gens bien ordinaires quand il s'agit de se remettre en question
eux-mêmes: comme Monsieur Toulmonde, ils résistent au changement,
ils se braquent. «Non, il est impossible d'accomplir notre mission
dans les conditions que l'on veut nous imposer» se plaignent-ils. Ils
n'exigent pas dans ces cas d'essayer, d'expérimenter. «L'Université
avec un grand "U" est ce qu'elle est, sans quoi elle n'est plus
l'Université» proclament-ils. Or la pression sociale pousse
irrésistiblement en avant; vaut donc mieux marcher dans le sens du
vent.
Ne plus avancer est mortel. D'habitude, quand une chose ne bouge pas, c'est
qu'elle est déjà morte. Eh oui: plus de passion, on est mort
avant le temps. «Quand la passion n'est plus chez l'enseignant, elle
ne naît plus chez l'enseigné» rappelle Luc Thériault
(D'Espoir et d'éducation, collectif, Éd. Les Intouchables,
1996). Quelle passion - ailleurs comme dans le mariage - peut
résister au temps si les protagonistes conservent les mêmes
attitudes, les mêmes comportements que ceux qu'ils avaient à
l'origine? Il ne sert à rien de dire: «Ce n'est pas moi qui
a changé, c'est lui, c'est elle.» Ou de dire: «Les
temps ont changé, hélas!» comme l'on entend souvent de
la bouche des vieux. La Vie est vivante. Aucun humain n'est identique à
un autre. Aucune journée n'est pareille à une autre.
Tout change; l'Université doit changer. Elle a changé dans
le passé; elle changera encore. Avec ou malgré les professeurs.
Et, dû au phénomène d'accélération de
l'Histoire, les professeurs de l'an 2000 doivent s'adapter plus rapidement
que ceux de l'an mil; à la fin de notre vie, notre société
aura sans doute davantage changé qu'au cours du siècle précédent.
Les experts en emploi n'arrêtent pas de répéter aux
étudiants qui vont entrer sur le marché du travail: «Ce
n'est plus comme avant. Vous aurez à changer 10 fois d'emplois au
cours de votre vie professionnelle. Et à changer de métier
trois fois.» C'est aussi une réalité pour les professeurs
d'université: ils doivent s'adapter au changement. Difficile. Douloureux,
peut-être. Mais il n'ont pas le choix.
L'urgence ne souffre pas d'atermoiements
Deux données majeures nous obligeront, nous les professeurs, à
changer. La première: l'épuisement du crédit social.
De tous les horizons, les Québécois entendent la même
chanson: «Il faut faire plus avec moins». C'est là que
le mot créativité prend tout son sens.
À l'université, cela veut sans doute dire plus d'étudiants
pour moins de professeurs. Le rôle du professeur devra donc obligatoirement
changer. Chacun y va de ses pronostics, parfois avec une pointe de défaitisme:
«Les modes classiques de transmission de connaissances ont éclaté.
Les universités ont perdu leur rôle de diffuseur unique de
connaissances spécialisées aux mains de documents audiovisuels,
de nombreuses revues de vulgarisation, de l'inforoute et de plusieurs firmes
d'experts-conseils» déclare Normand Wener, doyen de la Faculté
des lettres et sciences humaines de l'Université de Sherbrooke (Le
Devoir, 9 mars 1996).
La deuxième donnée, c'est l'avènement de la puce électronique.
Cette puce est en train d'envahir tous les secteurs d'activité, y
compris celui de l'enseignement universitaire. C'est pourquoi a été
organisé à l'université Laval un le 5e Colloque sur
les applications pédagogiques des technologies de l'information dans
l'enseignement supérieur CAPTIES.
Mais la puce n'est qu'un pas (de puce?) de plus dans la voie de la «technologisation»
de la recherche et de l'enseignement. Cela fait plus de 100 ans que l'on
a harnaché l'électron. L'électricité, le microscope
électronique sont des outils dont nul chercheur ne pourrait plus
se passer. L'ordinateur peut-il être ignoré par un professeur
sérieux? Ne pourrions-nous pas tous être des chercheurs en
pédagogie? Ne devrions-nous pas, chacun, inventorier sérieusement
les applications pédagogiques des nouvelles technologies?
Examiner les avenues qui permettraient de devenir de meilleurs enseignants
est un devoir pour tout professeur honnête. Comme le fait remarquer
Georges Leroux, professeur de philosophie (Le Devoir, 9 mars 1996), la tâche
d'enseignement elle-même «ne comprend pas que les heures de cours
donnés aux étudiants, mais inclut aussi l'encadrement des
étudiants, la préparation de nouveaux cours, et la réflexion
sur l'enseignement en général (souligné par nous).»
Si la réflexion et l'innovation en enseignement étaient considérées
comme des responsabilités personnelles par une majorité de
professeurs, on peut imaginer le vent de métamorphose qui soufflerait
bientôt sur le monde de la pédagogie universitaire. C'est,
j'imagine, dans cette perspective que ce sont engagés dans le Réseau
de valorisation de l'enseignement de l'université Laval plus de 600
professeurs signataires. «Nous arriverons peut-être, à
notre corps défendant, au point où il deviendra gratifiant
d'enseigner et légitime d'y trouver du plaisir», ironise
(j'imagine!) Georges Leroux.
La technologie, un mal ou un bien?
Vous rencontrerez au cours de colloques sur les nouvelles technologies une
foule de missionnaires de l'informatique. Pour eux, l'informatique est la
planche de salut du professeur d'université confronté à
la nouvelle éthologie. Mais tous les professeurs ne sont pas des
convertis prosélytes.
Écoutons Cliff Stoll, cet astrophysicien de 44 ans, maniaque de l'informatique
qui, en 1987, a permis à la police fédérale de traquer
les espions allemands qui avait défoncé les systèmes
informatiques de grandes entreprises américaines. Stoll était
devenu une vedette de l'édition avec son livre The Cuckoo's Egg qui
racontait l'affaire (Los Angeles Times, 27 mars 1995). Or le Californien
est désormais considéré comme un traître, à
cause de son nouveau livre, Silicon Snake Oil: Second Thoughts on the Information
Highway.
Dans ce livre, il se dit ambivalent face aux réseaux informatiques.
Il raconte cette anecdote: «J'ai fait un trou dans ma cour pour y installer
un tuyau de drainage. Évidemment, j'avais besoin de connaître
la pente à donner à un drain pour que l'écoulement
se fasse normalement. Je me suis précipité sur mon navigateur
W3 à la recherche de la pente d'un drain. J'ai cherché une
heure, deux heures: sans rien trouver, ce n'était pas sur Internet.
J'avais donc gaspillé deux heures de mon temps. J'ai alors décidé
de me rendre à la bibliothèque. J'ai passé cinq minutes
dans un livre intitulé Le Manuel de la plomberie. Et c'était
dedans: donnez à votre drain une pente de un quart de pouce au pied.
Cette expérience me révèle deux choses: d'abord que
dans Internet, on ne trouve pas d'information pointue; et ensuite, que vous
pouvez gaspiller beaucoup de temps à chercher en ligne, ce qui est
source de frustrations à répétition. Les branchés
ont l'impression de faire partie d'une élite, mais rien ne justifie
le temps qu'ils passent sur Internet. C'est en réaction à
cela que j'ai écrit Silicon Snake Oil.»
D'un certain point de vue, Stoll a raison: «Le problème avec
la technologie, dit-il, c'est que les gens pensent qu'elle est une substitution
valable à la vie réelle. Moi, je ne crois pas à
la société virtuelle. Mais je pense qu'il y a effectivement
des gens qui aiment mieux parler à une machine qu'à un être
humain. Mais ce n'est pas le genre de société dans laquelle
je veux voir grandir ma fille de six mois, Zoé.»
Reconnaissons toutefois qu'Internet est parfois un instrument magique. Je
vais vous raconter une de mes expériences de la semaine dernière.
Je suis directeur d'une collection sur la communication visuelle dont les
quatre premiers titres vont sortir en septembre. Un de mes auteurs m'a demandé
de l'aider sur un noeud: il voulait présenter un créateur
publicitaire de l'Ouest des États-Unis du nom de McElligott qu'il
admirait mais sur lequel il n'avait pratiquement pas d'information. En une
heure de recherche sur Internet, j'ai trouvé tout plein de renseignements.
Ce Tom McElligott ai-je demandé, vous connaissez? Le réseau
m'a répondu: j'ai un site sur une agence de publicité Fallon
McElligott à Minneapolis. Je suis allé voir ce site W3, où
j ai trouvé les adresses Internet de deux cadres à qui j'ai
expédié sur le fait un courrier électronique demandant
des renseignements biographiques. Je suis allé ensuite sur le site
W3 du périodique spécialisé Communication Arts Magazine.
Dans le dossier «archives», j'ai cherché le nom McElligott.
On m'a répondu: nous avons un article sur lui dans le numéro
vol 20 no 1, 1978. Je suis allé à la bibliothèque générale
où j'ai récupéré l'article qui présentait
une dizaine de pages d'oeuvres. En moins d'une heure de travail, j'ai constitué
pour mon collaborateur un dossier qui, il y a 20 ans, m'aurait pris des
jours.
Les nouvelles technologies ne remplacent pas tous les instruments
Cela ne veut pas dire qu'Internet et les nouvelles technologies résolvent
tous les problèmes. Je regarde peu la télévision. Je
suis même d'accord avec Stoll qui rappelle: «Quand je veux des
nouvelles, je prends un quotidien. Tout est là; je peux faire un
écrémage du journal ou en faire une lecture en profondeur.
Quel extraordinaire instrument de communication!»
L'astrophysicien fait par contre une déclaration qui me reste prise
entre les dents, moi qui consacre ma vie à former les graphistes:
«Les maniaques de l'informatique et les futurologues considèrent
que l'ordinateur libère la créativité. Regardez pourtant
les revues d'informatique comme Wired. Tout est "clip art", photos
distordues, délire de fontes typographiques. Rien de bon la dedans!
Vous n'y trouvez aucun dessin habile. Personne ne veut payer pour ça,
si bien que les illustrateurs crèvent de faim pendant que des milliers
d'autres se prétendent designers graphiques. [] En réalité,
les ordinateurs et les logiciels récompensent les fainéants
et punissent les créatifs.» Et vlan!
Mais je me console: je sais que je suis utile aux étudiants et que
je ne serai pas remplacé par l'ordinateur. Un professeur est différent
d'un ordinateur, vous savez. Contrairement à l'ordinateur, je suis
une personne avec laquelle mes étudiants peuvent tisser une relation.
Voici quelques uns de leurs commentaires à la question ouverte «Commentaires»
du dernier questionnaire d'évaluation de l'enseignement. Cela a donné
l'occasion à 17 de mes 22 étudiants de s'exprimer; sur les
17 commentaires, 14 ont spontanément fait des commentaires sur leur
professeur du genre de ceux-ci: «La relation entre les étudiants
et le prof est super. Et c'est ça qui donne de la valeur au cours»;
«Enseignant très ouvert aux commentaires, et très disponible»;
«Le cours le plus intéressant et le plus motivant que j'ai eu
jusqu'à maintenant, le professeur est très disponible»;
«J'ai apprécié l'idée des convocations à
des rendez-vous en tête-à-tête»; «Le professeur
nous met en confiance»; «Un professeur est toujours disponible
pour répondre à nos questions»; «Enseignant dynamique
qui nous donne le goût de la profession».
Je ne suis pas en compétition avec l'ordinateur: tous mes étudiants
réalisent leurs travaux sur des ordinateurs performants, des PowerMacintosh
8100, moniteurs 14 pouces, 16 millions de couleurs, 50 megs de Ram et disques
durs de 500 megs. Mais quel PowerMac peut mériter ce genre de commentaires?
Le 5e Colloque Capties porte le titre: Clique, surf apprend! Est-ce pour
forcer le branchement de la pédagogie universitaire sur l'ordinateur?
Et que dire des intitulés des tables rondes: Le meilleur campus de
demain: réel ou virtuel? ou L'ordinateur est-il un jouet pour le
professeur ou un outil pour l'étudiant? Sous cet angle, on a l'impression
que les professeurs d'université sont vendus à la technologie.
Mais le sont-ils tous?
Eh bien! Nous aurons à nous faire notre propre idée là-dessus.
La technologie va-t-elle améliorer notre pédagogie? ou va-t-elle
déshumaniser les rapports professeurs-étudiants? En universitaires
sérieux qu'ils sont, les professeurs devront questionner toutes les
avenues.
Être créatifs. Scientifiques. Et poètes.
Je voudrais terminer en philosophant à la japonaise. Le plus célèbre
haïku de maître Bashô (1644-1694) se dit ainsi:
furu ike ya Vieille mare
kawazu tobikomu Grenouille saute
mizu no oto Bruit de l'eau
Son disciple, Buson (1715-1783), reprend le poème en ces termes:
furu ike ya Vieille mare
zôri shizumite Savate coulée au fond
mizore kana Pluie glacée
À quelle «vieille mare» métaphorique l'université
veut-elle s'identifier? Cela demande réflexion? Cogitons! En attendant
des conclusions définitives, chantons plutôt tous ensemble
le haïku du poète japonais Sôseki né en même
temps que la Confédération canadienne (1867-1916):
machi naka ni En pleine cité
kimi ni kuwarete Une fois nourrie par toi
naku kawazu La grenouille chante