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11 avril 1996 ![]() |
L'allaitement maternel est-il recommandable pour les enfants inuits?
La question peut sembler étonnante à prime abord considérant
les avantages maintes fois reconnus de l'allaitement maternel sur le plan
de la protection immunitaire et du taux de survie infantile. Mais le lait
fortement contaminé des femmes inuits pose un problème bien
particulier.
L'écosystème arctique est contaminé par des polluants
transportés sur de longues distances, dans l'atmosphère ou
dans les océans, à partir des régions industrialisées.
Ces contaminants s'accumulent dans la chaîne alimentaire, se concentrent
dans les mammifères marins et éventuellement, se retrouvent
dans les graisses et le foie des Inuits qui s'en nourrissent. La production
de lait chez les mères inuits libère ces contaminants de sorte
qu'en bout de ligne, leur lait contient trois à cinq fois plus de
pesticides organochlorés et deux fois plus de BPC que celui des femmes
habitant le sud du Québec. Plus encore, la dose de dioxine ingurgitée
quotidiennement par un nouveau-né inuit allaité au sein dépasse
de plus de 2000 fois la dose quotidienne jugée sécuritaire
par l'Agence de protection environnementale des États-Unis.
De là à conclure que l'allaitement maternel présente
un risque pour la santé des enfants inuits, il y avait tout de même
une crevasse que les chercheurs du Département de médecine
sociale et préventive, Pierre Ayotte et Éric Dewailly, de
même que leur collègue montréalais Gaétan Carrier,
ont refusé de franchir avant d'avoir fait quelques calculs. À
l'aide d'un modèle toxicologique, les chercheurs ont estimé
les concentrations de dioxine accumulée par le biais de l'allaitement
et de l'alimentation dans l'organisme de Inuits, de leur naissance jusqu'à
75 ans.
Les résultats de l'exercice, publiés dans le numéro
de février de Chemosphere, montrent que l'allaitement est responsable
d'une part significative des dioxines présentes dans l'organisme
pendant l'enfance mais que l'importance de cette source de contamination
s'estompe chez les adultes. «Après l'âge de 20 ans, on
ne peut plus distinguer les personnes qui ont été allaitées
au sein et les autres, explique Éric Dewailly. D'une part, parce
que les contaminants accumulés pendant l'allaitement sont dilués
dans une masse corporelle plus grande et d'autre part, parce que l'apport
de l'alimentation solide prend le dessus.»
Les concentrations estimées de dioxine dans le foie et les graisses
des Inuits sont encore bien en deçà des celles provoquant
des cancers chez les animaux de laboratoire, notent également les
trois chercheurs. Par contre, elles se rapprochent du seuil à partir
duquel surviennent certains problèmes touchant le système
reproducteur des primates. Conclusion? «Malgré le degré
de contamination, il vaut mieux que les mères inuits continuent à
allaiter leurs enfants, estime Éric Dewailly. Après 20 ans,
l'effet de l'alimentation prend le dessus. Entre l'enfance et l'âge
adulte, il se peut que les contaminants enclenchent certains problèmes
de santé et les chercheurs doivent demeurer à l'affût
pour les identifier.»