Jacques Parizeau, un homme d'État
Idées
Un homme d'État
PAR PAUL WARREN
PROFESSEUR TITULAIRE À LA FACULTÉ DES LETTRES
«Jacques Parizeau n'est pas dedans le Québec. Il est
devant. Il s'exhibe, immense, superbe et souverainement indépendant.»
L'histoire reconnaîtra Jacques Parizeau comme l'un des plus grands
hommes politiques du Québec. Plus grand encore que René Lévesque.
Lévesque a été porté par la vague nationaliste
des années soixante et soixante-dix. À un journaliste qui
lui demandait comment il aimerait être perçu par les générations
futures, il a répondu: «Comme un reflet du Québec, comme
quelqu'un qui a représenté les Québécois comme
ils sont».
Lévesque disait vrai. Il était un expresseur de peuple. Gestuellement,
facialement, verbalement, il était l'expression la plus expressive
qui se puisse trouver de notre essoufflement à vouloir être
à travers la quête douloureuse de notre identité qui
«ne finit pas de naître». Il avait chevillé au corps
comme un vers solitaire notre trait d'union à la fois national et
exécré, entre canadien et français, entre souveraineté
et association, entre notre moi rangé et notre moi anarchique. Il
avait écrit sur le visage en perpétuelle agitation à
la fois notre «oui» et notre «non». On l'aimait et le
détestait en même temps. Parce qu'on s'aimait et se détestait
en lui.
Avec Jacques Parizeau, on a affaire à un autre type d'homme. Qui
n'a rien du reflet. Il n'y a pas eu pour lui de vent favorable qui l'a poussé
sur la vague. C'est de ses propres mains et de toutes pièces qu'il
a reconstruit notre mouvement nationaliste moribond. Il n'est pas dedans
le Québec, il est devant. Il s'exhibe, immense, superbe et souverainement
indépendant. À telle enseigne qu'il en est arrivé bien
malgré lui à confisquer le concept de souveraineté.
Ses adversaires l'ont bien senti qui ne se sont pas gênés,
lors du débat référendaire, pour entériner son
isolement et sa distance du peuple, en attaquant, systématiquement
dans tous leurs discours, ce qu'ils appelaient «le projet de Jacques
Parizeau». Une stratégie perverse qui leur permettait de mettre
la souveraineté sur le dos d'un homme qui avait distancé ses
troupes, qui s'était trop avancé dans l'indépendance
pour que les attaques contre lui puissent être perçues comme
des attaques contre l'indépendance populaire.
Garder la tête froide
Lévesque a échoué parce qu'il était le reflet
de ce que nous sommes. Parizeau échoue parce qu'il a voulu nous montrer
ce que nous pourrions être: «Dites OUI, et ça devient
possible». Avec Lévesque, nous nous regardions dans le miroir,
qui nous renvoyait à nous-mêmes, dans l'agitation du surplace
et les contractions de notre québécitude. Avec Parizeau, nous
étions forcés de lever la tête et de nous regarder dans
un pays que nous pouvions faire nôtre une bonne fois pour toutes.
Avec Lévesque, nous avions la tête chaude. Avec Parizeau, il
fallait garder la tête froide car nous étions conviés
à une prise de conscience, et la prise de conscience oblige au rapport
avec autre que soi, avec un idéal plus grand que soi vers lequel
il faut marcher, ce qui est proprement de l'ordre de la distance libératrice.
Parizeau qui a toujours été en avance sur nous était
déjà rendu dans le pays. Il l'avait arpenté, évalué,
presque aménagé. Et quand il s'est rendu compte, le soir du
choix, que le peuple québécois, dans sa majorité, ne
l'avait pas suivi, il ne s'est plus senti tenu de garder le silence sur
une réalité que, jusque là et tout au long de la campagne,
il était de bonne guerre de laisser dans l'ombre. Il a carrément
attribué la défait au vote ethnique. Cela il ne pouvait pas
le dire avant. Il aurait donné des munitions aux fédéralistes,
plusieurs tenants «mous» du oui auraient changé de camp,
lui-même se serait isolé encore davantage de ses troupes et
peut-être aurait-il été obligé de s'éclipser
(ce qu'il avait déjà demandé à Bourgault de
faire). Après le référendum, cette réalité-là,
il pouvait la dire. Non seulement il le pouvait, mais il le devait. Pour
lui-même et pour le peuple québécois.
Pour lui-même, parce que Parizeau, qui n'a jamais été
un politicien, en ce sens qu'il n'a jamais su jouer correctement la comédie,
pouvait enfin quitter les planches et la représentation pour se dire
en vérité. Quel plaisir n'a-t-il pas dû ressentir, ce
soir-là, après toutes ces années où il a tenté
désespérément de se fabriquer une image, de paraître
correct, de parler correctement, à savoir, démagogiquement,
selon ce qu'attend d'un politicien l'opinion commune! Il est clair que Parizeau
n'a jamais été capable de travailler son image, malgré
les conseils de ses conseillers qui savent, eux, que c'est l'image qui est
reine aujourd'hui, qui ont pris bonne note que, à part quelques privilégiés
qui le côtoient dan la réalité, le monde ne connaît
de Parizeau que son image télévisuelle, une image qu'il convient
par conséquent de bien gérer. Les rires qui le secouaient,
les hésitations dans son discours, les lenteurs, les «comment
dire», tout cela était réel.
Parizeau ne s'appuyait pas sur sa réalité pour se confectionner
des images payantes. Les larmes que Parizeau a versées le soir où
Vigneault a chanté la fierté nationale et qu'on a vues en
gros plan sur notre petit écran étaient des larmes réelles.
Et personne n'en a parlé, n'a voulu en parler, parce que le réel
de plein fouet est devenu insolite, inquiétant, presque indécent.
On aime infiniment mieux, on adore jusqu'au standing ovation, les larmes
comédiennes de Lara Fabian à la grande fête de l'ADISQ.
Le soir de la défaite, après sept années avortées
de comédie politicienne, Parizeau s'est payé un dernier moment
de liberté.
Un homme déçu
C'est aussi pour le peuple québécois et son droit à
la vérité qu'il a parlé clairement, ce soir-là.
Et ce qu'il a dit est exactement le contraire de l'exclusion et du racisme
dont l'accusent, en se voilant la face et en déchirant leur robe,
les néo-Québécois alimentés par tous les congrès
juif, italien et grec confondus, faisant chorus avec la quasi-totalité
des journalistes et de l'intelligentsia du Québec et du Canada en
mal d'un bouc-émissaire. À la vérité, la déclaration
de Parizeau sur le vote ethnique qui a fait manquer le pays révèle
chez-lui une déception profonde. Il s'est senti trompé dans
son attente de voir les Québécois nouveaux emboîter
le pas à la majorité des vieux Québécois, accepter
la greffe sur la souche. Une déception d'autant plus profonde qu'il
a cru qu'il était, dans un certain sens, plus facile de dire oui
pour un Québécois de fraiche date que pour un Québécois
de pur lainage.
Il connaissait les déchirements vécus par des centaines de
milliers de Québécois francophones pour s'arracher un oui
de dernière minute, eux dont toute l'histoire est scandée
par le Canada, qui étaient les seuls, jusqu'au milieu du siècle
dernier, à porter le nom de Canadiens, qui se souviennent des frissons
dans le dos de leur enfance au son du Ô Canada. Il s'imaginait que
les nouveaux Québécois, qui avaient eu le courage de se rendre
indépendants de leur pays d'origine, qui n'avaient avec le Canada
que des rapports récents, propagandistes et superficiels, auraient
ouvert les yeux, le coeur et l'esprit sur le Québec, sur ses valeurs,
sa culture et son inextinguible soif d'indépendance.
Quant aux Anglophones, Parizeau n'en parle pas. Sinon en les renvoyant à
l'argent, qui n'a pas d'odeur et qui surplombe souverainement tout donné
culturel, quel qu'il soit et d'où qu'il vienne.
Jacques Parizeau s'en est allé. Ce n'est pas un politicien qui quitte
la scène. C'est un homme d'État que nous venons de perdre.
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