Proprioception: le poids de l'effort
LE POIDS DE L'EFFORT
Privé du sens de proprioception, le cerveau s'en remet à
la vision pour évaluer le poids des objets.
Prendre une tasse de café et la porter à sa bouche: le geste
peut sembler banal, mais les apparences sont trompeuses. Juste un petit
trop de force et hop!, le maladroit s'éclabousse et en paie le prix.
Derrière ce geste, tout comme derrière les mille et un petits
mouvements de la vie quotidienne, se cache une mécanique rodée
au quart de tour, prise en charge, presque à notre insu, par le cerveau.
Il suffit cependant qu'un rouage s'enraie pour que la complexité
du système apparaisse dans toute sa splendeur. Ginette L., désafférentée,
en sait quelque chose.
Des complications inhabituelles survenues à la suite d'une attaque
virale de Guillain-Barré l'ont privée de sa proprioception,
ce mystérieux sens qui fait que, même les yeux fermés,
chacun sent la position qu'occupent ses membres et son corps dans l'espace.
Bien que Ginette L. puisse toujours générer des mouvements,
elle ne peut ni sentir, ni bien contrôler ses bras et ses jambes,
si elle ne les voit pas.
Par la déduction
Les chercheurs Michelle Fleury, Chantal Bard, Normand Teasdale et Yves Lajoie
du Laboratoire de performance motrice humaine du Département d'éducation
physique ont voulu savoir si, malgré son état, Ginette L.
pouvait évaluer le poids des objets qu'elle soulève et si
oui, comment elle y parvenait. En collaboration avec les chercheurs Jacques
Paillard (CNRS-Marseille), Jonathan Cole (Wessex Neurological Centre) et
Yves Lamarre (U. de Montréal), ils ont évalué la capacité
de discrimination de Ginette L. et de sujets normaux, en situation standard
puis lorsqu'on bloquait leur vision. Les sujets devaient déterminer
si dix petits contenants d'apparence identique mais de poids variant de
95 à 195 grammes étaient plus légers ou plus lourds
qu'un poids de référence de 145 grammes.
Les résultats, qu'ils publient dans le numéro de décembre
de la revue britannique Brain, révèlent que lorsqu'elle voit
sa main soulever les contenants, Ginette L. atteint un seuil de discrimination
presque égal aux sujets normaux, soit environ 10 grammes. Par contre,
lorsqu'elle est privée d'informations visuelles sur ses mouvements,
ce seuil grimpe à 46 grammes alors que la performance des sujets
normaux demeure la même.
«L'analyse cinématique des tests montre que Ginette parvient
à déduire, à partir de la vitesse maximale de son mouvement,
le poids des objets qu'elle soulève, explique Chantal Bard. Plus
le poids est lourd, plus son mouvement est lent. Ces résultats démontrent
la grande plasticité du système nerveux et l'existence de
mécanismes qui prennent la relève lorsque le cerveau est privé
de certaines informations.»
Jusqu'à un certain point, même les individus normaux utilisent
la vision pour déduire le poids des objets, poursuit la chercheuse.
Tout le monde a déjà vécu l'expérience de mettre
trop d'effort pour soulever une grosse boîte vide ou pas assez pour
soulever une petit boîte très lourde. Cependant, précise-t-elle,
contrairement à Ginette, notre sens de proprioception nous permet
d'ajuster immédiatement l'effort requis en fonction du poids réel
de l'objet.
JEAN HAMANN
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