Le défi de Lucien Bouchard
Idées
Le défi de Lucien Bouchard
PAR CLAUDE BARITEAU,
PROFESSEUR AU DÉPARTEMENT D'ANTHROPOLOGIE
«Il appartient au futur premier ministre de faire éclore
une idée neuve du Québec»
Les résultats du référendum d'octobre 1995 ont ouvert
la voie au pire des scénarios envisageables. Je m'explique.
Un OUI en deçà de 43 % plaçait les souverainistes
en touche. Au-delà de 52 %, il leur donnait un mandat peu contestable.
Entre ces deux extrêmes, une période vasouillarde agrémentée
de dérapages de toutes sortes était prévisible. Nous
y sommes. De surcroît, des contraintes économiques et des ajustements
devenus inévitables la rendront plus merdique.
Dans un tel contexte, avoir de la perspective s'impose. Le parti au pouvoir
et son futur chef, Lucien Bouchard, devront donner l'exemple. C'est d'ailleurs
ce que ce dernier a annoncé en révélant ses priorités
: redresser les finances publiques, réconcilier tous les Québécois
et ouvrir un chantier collectif.
Pour qu'un tel plan suscite l'enthousiasme, il faudra, au préalable,
revoir la base du modèle de développement qui s'est déployé
au Québec ces trente dernières années. Rien de moins.
Tel est le principal défi qui attend Lucien Bouchard. Et ce défi
ne pourra être relevé qu'en faisant émerger une idée
nouvelle du Québec. Une idée qui invite à l'adhésion
et qui mobilise.
À cette fin, au moins trois éléments devront être
remaniés : 1) la conception de la nation ; 2) les rapports entre
l'État, le monde du travail, le milieu des affaires, les groupes
populaires et les groupes communautaires ; 3) l'idée de citoyenneté.
Le premier est incontournable. La conception de la nation véhiculée
par le Parti québécois, conception revue dans le document
Le Québec dans un monde nouveau, contient des relents ethnicistes.
La culture des Francophones est au centre du projet culturel ; les Autochtones
sont invités à revenir à leurs traditions, les Anglophones,
à se dynamiser en marge du Québec qui se construira et les
Allophones, à n'être que des apports complémentaires.
Avec une telle conception, il était prévisible que ces derniers
ne soient pas au rendez-vous du 30 octobre 1995. Il faut corriger ce tir.
Non pas pour chercher à réconcilier les Québécois.
Plutôt parce que la thèse néo-nationaliste derrière
cette conception est fondamentalement un refus du Québec réel
et peut conduire à la création d'un État-nation de
type ethnique.
Au Québec, depuis plus de quarante ans, s'affirme une toute autre
conception de la nation. Elle met l'accent sur un projet à réaliser
en commun, accorde une priorité à la démocratie, définit
la culture et la langue de la majorité comme un bien commun à
promouvoir dans le respect des autres cultures et évite de lier langue
de la citoyenneté et cultures québécoises.
Dans un processus sécessionniste, l'apparition d'une telle conception
découle habituellement de profondes transformations au sein du groupe
initiateur - il y en a toujours un - du projet national. C'est ce qui s'est
produit au Québec depuis 1982. Il faut en prendre acte et revoir
le tout afin que les diverses composantes de la population du Québec
puissent être partie prenante au projet national.
Le deuxième élément est tout aussi incontournable.
Ces dernières années, il y a eu plusieurs réflexions
et bon nombre expériences porteuses d'une revitalisation du modèle
québécois de développement. L'heure est venue d'imbriquer
les pièces gagnantes dans un tout qui nous ressemble.
Le sommet socio-économique de février est l'occasion idéale
pour amorcer cette démarche.
Des consensus devraient émerger. Ça ne sera pas facile. L'approche
québécoise en matière de développement diffère
de l'approche canadienne à laquelle sont associées plusieurs
entreprises qui opèrent au Québec. Il faudra trouver de bons
arguments pour inciter ces dernières à s'impliquer.
L'un d'eux sera certes la présence au Québec d'atouts hautement
stratégiques pour devenir concurrentiel et compétitif dans
le cadre de la mondialisation des marchés. Ces atouts sont une ouverture
à l'innovation, une plus grande stabilité géographique
de la main-d'oeuvre, l'existence d'un partenariat original et la position
avantageuse du Québec comme voie de transit entre l'Europe et l'Amérique
du Nord.
Il y en a d'autres. Ils sont connus. Dans une telle opération, ce
n'est pas nécessairement ce genre d'arguments qui emporte l'adhésion.
Celle-ci provient plus d'une volonté de contribuer, moyennant certains
avantages, à l'édification d'un milieu de vie. Aussi, sera-t-il
important de chercher des consensus sur ce terrain. C'est d'ailleurs seulement
ainsi que pourront être abordées correctement les problématiques
de la fiscalité et de la dette comme celles du chômage, de
la relance de l'économie, du travail, de la formation et de l'équité.
Le troisième élément est l'idée de citoyenneté.
La citoyenneté québécoise n'existe pas vraiment. Le
Québec est un territoire provincial et les seuls citoyens de ce territoire
sont des Canadiens. Sans un État-nation, la citoyenneté québécoise
ne saurait être que virtuelle. Il faudra néanmoins l'imaginer
avant de penser à un prochain référendum.
En remaniant les deux premiers éléments, déjà
se dégageront des balises pour définir une éventuelle
citoyenneté québécoise. Il faudra alors bien faire
ressortir le caractère pluriel de la société québécoise
comme les valeurs démocratiques et les responsabilités sociales
de redistribution qui y sont prônées.
Cette définition devrait aussi prendre en compte que l'État
du Québec, de grand frère protecteur qu'il était devenu,
s'est davantage ouvert ces dernières années aux solidarités
de base, s'ajustant en cela au renforcement en cours de l'individualité
et des appartenances de tous ordres.
Il s'agit là d'un changement majeur. Le canaliser au-delà
de la vie sociale ou de l'activité économique pourrait déboucher
sur une conception participationniste de la citoyenneté. À
cet égard, la sphère politique devra être investie grâce
à une valorisation de l'implication des citoyens dans tous les processus
décisionnels.
Derrière tous ces remaniements, une idée neuve du Québec
apparaîtra. Il appartient au futur premier ministre du Québec
de chercher à la faire éclore. Tous les ingrédients
sont présents. Il faut surtout faire sauter les barrières
qui empêchent leur manifestation et construire les passerelles qui
assureront leur enracinement.
S'investir collectivement dans cette voie présente plusieurs avantages.
Au-delà d'un effet soporifique sur les dérapages prévisibles,
un tel investissement peut accentuer le goût du Québec. Mieux,
dans la conjoncture présente, il est devenu nécessaire pour
que nous puissions nous ajuster socialement aux nouveaux défis que
véhicule la mondialisation des marchés.
Ce dernier point est fondamental. La résurgence de la question nationale
au Québec y est intimement liée comme y est lié le
blocage canadien à l'endroit des revendications du Québec.
Dans le cadre de cette mondialisation, des pressions s'exerceront en vue
de soumettre la définition de notre spécificité au
jeu des forces qui s'expriment sur la scène internationale. Elles
auront pour cible surtout les filets de sécurité et le rôle
de l'État. Il faudra trancher.
Personnellement, il m'est toujours apparu préférable de tirer
avantage de la scène internationale pour affirmer notre spécificité
plutôt que de modeler cette dernière en fonction des seules
règles du marché. Une telle approche oblige cependant au dépassement.
Par contre, ne pas la choisir, c'est ouvrir toutes grandes les portes à
la «tiers-mondisation» du Québec.
Voilà pourquoi il faut revoir notre modèle de développement
avec une idée neuve du Québec. Très rapidement d'ailleurs,
cet exercice débouchera sur la nécessité d'être
un pays pour promouvoir et cette idée et ce modèle.
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