Idées de Denis Fortin
Idées
Taire des hommes
PAR DENIS FORTIN,
PROFESSEUR TITULAIRE À L'ÉCOLE DE SERVICE SOCIAL (* )
«L'humanité n'a d'autres routes que celle d'une conscience
planétaire d'un destin commun, liant la nature, l'homme et le social,
et exigeant l'émergence de nouvelles bases de solidarité.»
Coupures, restructurations, mises à pied massives, compressions,
congédiements, chômage, régression sociale, pauvreté
croissante, réformes, réformes et réformes, privatisation,
déréglementation, «dégraissement» de l'État,
nombre historique record des assistés sociaux et... profits historiques
records des grandes banques canadiennes! Ce sont là quelques-uns
des «mots-clefs» du vocabulaire des manchettes de l'actualité
médiatique ces temps-ci. Des manchettes qui comptent dans le lot
des informations débilitantes qu'il nous faut ingurgiter chaque matin,
avant même d'entreprendre de survivre une autre journée avec
un minimum d'équilibre.
Les tristes réalités sociales auxquelles réfèrent
ce vocabulaire nous sont présentées comme des exigences de
l'étape actuelle de notre développement; des exigences inéluctables,
absolument incontournables, pour user d'un mot qui fait mode et savant;
bref, des exigences essentielles pour que le futur soit meilleur. Contraintes
économiques et budgétaires obligent. Dans ces simples mots
tout est dit, à la manière des grands dogmes. En conséquence,
tout contre-argument est jugé hors d'ordre et irrecevable par ceux
qui détiennent le pouvoir de proclamer ce qui doit être «la»
vérité du moment.
Quel paysage! Tristesse. Défaitisme. Désespérance.
Semence et culture d'impuissance. Ou, peut-être, errance, tromperie?
Je suis de ceux et celles qui continuent à penser qu'il peut en être
autrement. De ceux et celles qui croient toujours que l'esprit humain, intelligence
et conscience, est constitué et habité par toutes les qualités
le rendant capable d'imaginer l'avenir de manière créatrice,
et de s'engager dans la construction à l'échelle planétaire
d'une histoire sociale axée sur la personne humaine : tous les citoyens
du monde. Une histoire portée par le projet du grandissement possible
de l'être humain, de tous les êtres humains, plutôt qu'une
histoire sculptée, dans l'impuissance et l'indifférence de
la majorité, par certaines forces sociales devenues quasi toute-puissantes
et dont l'action a pour effet de la déposséder de ses capacités
créatrices.
La réalité sociale actuelle n'est pas le fruit du hasard ou
d'un obscur déterminisme transcendant. Et son caractère par
trop dramatique n'est pas davantage inéluctable, non plus une exigence
de l'étape actuelle de l'histoire. Il nous incombe de trouver d'autres
mots pour nommer les choses, d'autres façons de voir et de comprendre
cette réalité et, surtout, d'imaginer d'autres perspectives
qui dégagent l'horizon des «possibles» et qui font rupture
avec tout ce qui contribue à bloquer notre champ de vision et à
cultiver notre défaitisme, notre impuissance et notre résignation.
De maîtres-mots à concepts creux
Dans cette foulée, peut-être est-il utile de nous demander
si les grands idéaux d'égalité économique et
de justice sociale, sources d'inspiration des années '60 et '70,
ne constituent pas davantage aujourd'hui les fleurons d'un discours à
saveur mythique, sorte de reliquat de l'histoire dont on a peine à
se défaire, plutôt qu'ils ne correspondent vraiment à
des réalités présentes dans la pratique sociale actuelle.
En fait, il devient chaque jour évident que ces maîtres-mots
sont devenus des concepts creux, vides de sens et de direction; et ils assurent
aujourd'hui plus que jamais auparavant la fonction nécessaire de
camouflage par rapport à l'efficace d'une dynamique sociale radicale
dont résulte la reproduction élargie de la pauvreté,
de la misère, de la faim et du sous-développement; lesquels
constituent autant de visages de l'oppression sociale fondamentale organisée
à l'échelle locale, nationale et internationale, que la crise
actuelle a pour effet d'amplifier. Au bénéfice de qui? Voilà
la question.
Pour ma part, je nourris la conviction qu'à travers et au moyen de
la crise actuelle, un nouveau projet de société et d'humanité
se profile à l'horizon et se met en place progressivement; le Canada
et le Québec en font partie. La remise en cause de l'État-Providence
et de l'ensemble des politiques sociales, au coeur de laquelle se situe
la réforme en profondeur de la sécurité du revenu,
de l'assurance-chômage, de la sécurité de la vieillesse,
de l'organisation du système de santé (ex. le virage «déambulatoire»)
et d'une multitude d'autres programmes formant les maillons du filet de
protection et de sécurité sociale, constitue un des impératifs
premiers de ce projet, une sorte d'exigence stratégique essentielle.
Cela définit une forme de gestion de la crise orientée dans
un sens où l'issue favorable se trouve nécessairement du côté
des plus forts et des plus favorisés, au détriment des plus
démunis d'ici et ceux d'ailleurs dans le Tiers-Monde.
Si la terre était une village de cent personnes, 70 d'entre elles
seraient analphabètes, une seule recevrait une éducation pré-universitaire,
plus de 50 souffriraient de malnutrition et plus de 80 vivraient dans des
taudis. Si la terre était un village de cent personnes, 6 seraient
des citoyens américains. Ces 6 personnes recevraient la moitié
du revenu total du village et les 94 autres devraient s'accommoder de l'autre
moitié. Si les pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine
regroupent les 3/4 de l'humanité, ils ne consomment qu'une infime
partie des richesses qui sont produites. Le bien-être des uns, leur
aisance, leur confort, n'ont d'égal que la misère des autres:
on qualifie les uns de développés, les autres de sous-développés.
Extrait du film «Les dépossédés».
Au coeur de la vie actuelle de ce «village global», la question
centrale concerne moins l'avènement d'un éventuel cataclysme
que représente la menace nucléaire, toujours dans l'ordre
du possible, que la situation d'oppression sociale qui constitue le lot
de la très grande majorité des habitants de la terre à
l'heure présente. Pour eux, cela signifie un quotidien de survie,
sans projet, et un avenir sans issue; dans des conditions sociales et matérielles
où ils sont désappropriés du droit à la vie.
Vers un nouveau capitalisme sauvage
Si l'injustice a un nom: pauvreté et sous-développement, la
justice officielle a aussi un nom: richesse et pouvoir. Sur la base de cette
dynamique contradictoire, nous pouvons clairement repérer les configurations
principales du nouveau projet de société dessiné par
les forces sociales qui tiennent le pouvoir économique et politique.
La forme de ce projet se fonde sur le déploiement et l'extension
du néo-libéralisme à l'échelle mondiale, dont
la traduction concrète signifie la résurgence d'une sorte
de capitalisme plus ou moins «sauvage» aux allures modernisées,
à l'instar de celui qui prévalait au milieu du XIXe siècle.
Mais celui-ci comporte quelques différences qui sont à son
avantage, puisqu'il repose désormais sur une structure fortement
monopoliste qui sous-tend et contrôle le champ de l'économie-monde,
celui du pouvoir politique et de la culture actuelle. De telle sorte que
tout ce qui tend à naître et à se développer
à son encontre, ou encore hors de son giron, est quasi automatiquement
broyé, ou bien marginalisé, ou, ce qui est mieux, fait l'objet
d'une récupération plus ou moins subtile qui assure l'intégration
du système.
Ce néo-libéralisme est mis en place et géré
à l'enseigne d'un technocratisme rassurant, parfois même déguisé
sous des allures de jeunesse, «dans le vent», comme de son époque.
Ses promesses d'un progrès en marche sont présentées
de manière éblouissante sous le maquillage trompeur des nouvelles
technologies (informatique, robotique, bureautique, réseautique et
tous les autres «tiques»), dont l'impact social réel se
situe précisément à l'inverse des espérances
créées à leur égard. Plus, ses visées
profondes restent on ne peut plus étroites et simplistes, et se fondent
sur quelques «certitudes» dogmatiques qui sont toujours présentées
comme les voies de l'infaillibilité vers la croissance, le progrès,
la modernité, telles: l'efficacité, la productivité
matérielle et la rentabilité économique, sorte de recette
devant être appliquée à tout prix, en toutes choses
et dans toutes circonstances.
À qui profite ce «grand projet»?
Pourtant, déjà la valeur d'une telle perspective et des prétentions
qui la supportent ne laisse plus beaucoup de doute chez l'observateur attentif
et critique, tant au plan des conditions matérielles générales
qu'au niveau de la qualité d'être et de la qualité de
vie, des possibilités de vie même; du moins en ce qui concerne
la portion majoritaire des citoyens du monde. Mais cela se passe comme si
ça n'avait pas tellement d'importance pour certains, l'essentiel
de leur intérêt à court terme étant ailleurs,
précisément au coeur d'un système qui comble bien leur
appétit et leurs aspirations. Ce qui est le cas du néo-libéralisme
qui engendre nécessairement, au moyen de la crise économique
actuelle, l'accélération du processus de concentration du
capital, de la richesse matérielle et du pouvoir.
Quel qu'en soit le prix pour d'autres, tous les autres! Puisque la contrepartie,
nous le savons, signifie l'inéluctable progression de la pauvreté
dans les pays du Nord et le développement du sous-développement
dans les pays du Sud; sans parler de la précarisation des conditions
de vie et de travail pour un nombre toujours croissant de personnes situées
des deux côtés de la frontière Nord-Sud.
C'est à ce «grand projet» que les assistés sociaux,
les chômeurs, les petits salariés, la multitude grandissante
des personnes aux emplois précaires et de plus en plus mal payés,
les anciens et les nouveaux pauvres, sont conviés. Pour consolider
les bases d'une pyramide sociale dont ils ne verront jamais le sommet, bien
sûr! Chez nous, cette base est aujourd'hui ou plus jeune ou plus âgée
et, par surcroît, elle ressemble de plus en plus à la femme.
«L'oppression est le produit d'un ordre injuste socialement organisé»,
affirme Paulo Freire. Si l'histoire a un sens, là n'en peut être
la direction. Et, si l'espérance se nomme projet de liberté,
il se peut que seuls les plus démunis puissent indiquer la voie qui
y conduit. Eux qui doivent apprendre par leur propre vécu de misère
humaine et de misère sociale le prix de souffrance que représente
cette désappropriation fondamentale, première; comme si la
liberté était aussi la vie.
Sur ce principe, il ne peut être question de compromis. C'est finalement
à la lutte pour la construction de ce contre-projet de société
et d'humanité que les différents intervenants du champ du
«social», qui côtoient quotidiennement la pauvreté,
la misère et l'injustice ici dénoncées, peuvent contribuer
à leur mesure et modestement, sur une base d'alliance et de solidarité.
À ce propos, j'ai de nouveau souvenance d'une inspiration centrale
que Paulo Freire nous livre dans sa Pédagogie des opprimés,
où il écrit:
«Voilà la grande tâche humaniste et historique des
opprimés: se libérer eux-mêmes et libérer leurs
oppresseurs».
Quelle vision audacieuse et combien juste, qui n'a rien de la naïveté
qu'on voudrait bien lui prêter! Quelle utopie de la profondeur, de
l'intériorité et de l'extériorité tout à
la fois! Quelle invitation au dépassement nécessaire des contradictions
du présent, à une rupture radicale de trajectoire de l'histoire!
Et si l'humanité, pour suivre à elle-même, n'avait d'autres
choix! Si l'humanité n'avait d'autres routes que celle d'une conscience
planétaire d'un destin commun, liant la nature, l'homme et le social,
et exigeant l'émergence de nouvelles bases de solidarité!
Peut-être qu'alors l'alternative devrait-elle être cherchée
du côté de ceux qui peuvent en être les porteurs: les
dépossédés de notre temps qui, par la profondeur de
leur dénuement, forme extrême de négation de la vie
dans son essence même, témoignent d'un «possible autre»,
nécessaire celui-là, comme unique projet d'humanité
pouvant être animé par l'espérance de la liberté...
pour tous.
___________________
* Cet article s'inspire d'un ouvrage publié par l'auteur en 1988
aux Éditions Autogestionnaires sous le titre Riches contre pauvres,
deux poids deux mesures. Au passage de l'État-Providence à
l'État-Provigo. Le second tirage de ce livre est épuisé.
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