23 novembre 1995 |
Chronique d'une mort annonc�e
Un billet pour l'au-del� en main, certaines personnes attendent sur le quai de la mort un train qui ne vient pas...
Il y a des personnes qui s'abandonnent � la mort avant que leur maladie ne les r�clame vraiment. Derri�re ces d�parts pr�cipit�s se cache souvent une peur incontr�lable de la mort et de la souffrance. � l'oppos�, certains patients survivent plus longtemps que la m�decine ne le pr�dit. Pour certains d'entre eux, ce sursis inesp�r� repr�sente une gr�ce divine. Pour d'autres, il n'est que du temps vol� � la vie de leurs proches et � leur propre mort. Du temps auquel ils ont peine � donner un sens.
Fran�ois Sirois, professeur � la Facult� de m�decine et psychiatre � l'H�pital Laval, rencontre de temps � autre des patients qui ont d�j� leur billet pour l'au-del� et qui, plut�t que de profiter du temps qui leur reste, attendent impatiemment sur le quai de la mort un train qui ne vient pas. Comme Charles B. (nom fictif), dont il rapporte le cas dans la derni�re parution du Journal of Palliative Care.
Rendez-vous rat�
Charles est un homme de 67 ans, mari� et p�re de famille, souffrant de cancer depuis plus de 40 mois et op�r� � plusieurs reprises jusqu'� ce que les chirurgiens baissent les bras devant l'apparition d'un second cancer. Le verdict tombe: quelques mois � vivre, tout au plus. Il retourne � la maison, les semaines de sursis passent mais la mort rate le rendez-vous annonc�. Le compte � rebours s'est arr�t� mais il est toujours l�, vivant, sans balises d�sormais. La situation le rend hypomaniaque, irritable et brusque avec sa femme, qui ne reconna�t plus l'homme qu'elle a aim�. Sur recommandation de son m�decin, Charles est finalement admis � l'h�pital.
Dans les jours qui suivent l'admission, l'�tat du patient laisse l'�quipe soignante perplexe. Charles se comporte comme s'il allait mourir tr�s prochainement mais il ne montre aucun sympt�me grave, ne ressent pas de douleurs, s'alimente bien, se d�place seul au besoin et ne demande presque pas de soins aux infirmi�res. Au point o� certains se demandent s'il est vraiment en phase terminale. Appel� � �valuer le patient, Fran�ois Sirois d�couvre un homme lucide et conscient du fait qu'il a v�cu plus longtemps que pr�vu, un homme qui esp�re et craint, � la fois, la mort qu'il sent toute proche.
Avant-premi�re mortuaire
Apr�s trois semaines � l'h�pital, Charles refuse de retourner � la maison m�me si son �tat de sant� le permettrait. Il pr�f�re le refuge que lui offre l'h�pital, loin de son �pouse. Dans les jours qui suivent, Fran�ois Sirois observe un �trange sc�nario se dessiner entre Charles, son �pouse et le m�decin traitant. Il est devenu de plus en plus �vident que le patient joue la r�p�tition g�n�rale de sa propre mort et que son �pouse se pr�te au jeu. Une pi�ce tragique pour renouveler, � la fin de la vie, le serment des amoureux d'autrefois. Leurs rencontres sont marqu�es de longs silences et de regards lourds de signification. Afin d'�viter des souffrances suppl�mentaires � l'�pouse de Charles, pour qui la s�paration est d�j� tr�s �prouvante, le m�decin traitant a convenu avec elle de ne pas retourner le patient � la maison.
Chaque conjoint utilise l'autre pour r�p�ter la p�nible sc�ne de la s�paration: lui en s'isolant physiquement et mentalement de son �pouse; elle, en refusant son retour � la maison tout en le visitant fid�lement jour apr�s jour. Le sc�nario converge vers la mort et la s�paration, plus question de faire marche arri�re. Charles doit se s�parer de la vie, son �pouse doit se s�parer de lui, le tout a �t� scell� par un pacte avec le m�decin. �On sentait qu'ils s'�taient beaucoup aim�s et qu'ils se pr�paraient � se s�parer. D'o� le besoin de cette r�p�tition de la mort�, explique Fran�ois Sirois.
Peu � peu, le psychiatre a amen� les conjoints � rompre le silence et � trouver les mots pour dire la souffrance et l'amour qui les habitaient face � l'in�vitable rupture. Charles avait �t� pr�t � mourir, mais la mort n'�tait pas venue. Comme d'autres victimes du syndrome du survivant - ces gens qui sortent indemnes de trag�dies qui co�tent la vie � d'autres personnes - il �prouvait le sentiment de vivre sur du temps emprunt� dont il n'avait pas le droit de profiter. Son sc�nario d'anticipation de la mort le prot�geait contre ce sentiment de culpabilit�, croit Fran�ois Sirois.
Apr�s six semaines � attendre la mort � l'h�pital, Charles et son �pouse sont rentr�s � la maison, en emportant avec eux une grande inconnue: le temps qui lui restait � vivre. Quatre mois plus tard, Charles mourait.
JEAN HAMANN
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