26 octobre 1995 |
Il faut dire NON
par Max Nemni
professeur au D�partement de science politique
Tr�s rarement dans l'histoire a-t-on vu na�tre un nouveau pays sans que coule le sang et les larmes. Mais la tranquillit� l�gendaire du Canada nous fait oublier cette �vidence. Il est donc facile de se laisser envo�ter par la propagande p�quiste qui banalise le r�f�rendum en le pr�sentant comme une simple joute �lectorale. Il est facile, mais dangereux, d'oublier qu'en filigrane de toutes les �astuces� invent�es pour nous pi�ger, le sombre enjeu du r�f�rendum n'est rien d'autre que la destruction du Canada. Telle est la vraie question qu'on nous pose et � laquelle nous devons r�pondre par un NON retentissant. Consid�rons bri�vement quelques-unes des mille et une raisons qui justifient ce NON.
Commen�ons par le plus imm�diat, mais non le plus important: la formulation de la question. Celle-ci, qui, aux dires de Parizeau, devait �tre d'une limpidit� exemplaire est en fait triplement vici�e: elle est truff�e d'ambigu�t�s; elle fait appel aux �motions primaires du nationalisme ethnique et elle fait fi de la loi.
Se voulant une fois de plus �astucieuse�, la question joue sur le sens ambigu et la connotation positive du mot �souverainet�. De plus, elle mentionne �des offres formelles� sans dire que celles-ci sont tout � fait hypoth�tiques. Et comme si c'�tait n�cessaire d'avoir un peu plus d'ambigu�t�, elle se r�f�re � une entente du 12 juin, sans sp�cifier que cette entente n'a strictement rien � voir avec le Canada, mais ne repr�sente qu'une alliance conjoncturelle entre trois partis s�cessionnistes. Quoi qu'en disent les p�quistes et leurs alli�s, cette question tente de brouiller les cartes pour obtenir l'appui des nationalistes et des f�d�ralistes �mous.�
Le pr�ambule � cette question fait des rapprochements mystiques entre la beaut� de la langue et les vertus purificatrices du terroir. Dans un style digne de Menaud ma�tre draveur, il somme le �peuple d'ici� de vibrer au rythme de la �terre qui bat en fran�ais,� pour que celui-ci puisse enfin se lib�rer et �r�colter la moisson dans les champs de l'histoire�. Cet appel doucereux et simpliste n'est en fait qu'une tentative ultime d'accrocher ceux qui vivent dans le pass�.
Mais oublions la mi�vre po�sie, �tons les lunettes tricot�es serr�es que nous impose ce pr�ambule et �valuons bri�vement la �moisson� promise, c'est-�-dire le projet lui-m�me. La premi�re chose qui frappe, c'est que cette �moisson� se fera dans une ill�galit� tr�s peu po�tique.
Ceci, nous le savons gr�ce � la lucidit� et au courage � la fois de Me Guy Bertrand et du juge Robert Lesage, de la Cour sup�rieure du Qu�bec. La d�marche des p�quistes, nous dit le juge, est �manifestement ill�gale� et constitue une �menace grave aux droits et libert�s.� L'entrevue avec Me Bertrand, que nous publions dans ce num�ro, montre tr�s bien que le PQ tente de faire de nous des �complices dans un coup d'Etat�. Belle fa�on de cr�er un nouveau pays!
Passons aux dimensions juridiques, politiques et institutionnelles de ce projet. Tous les sp�cialistes, y compris des ennemis de Guy Bertrand tel Paul B�gin, le Ministre de la Justice du Qu�bec, s'entendent pour reconna�tre que la s�cession engendrerait un �vide juridique�. Ce �vide� signifie concr�tement que nous ne serions plus gouvern�s par un syst�me coh�rent de lois, ni prot�g�s par la Charte canadienne des droits et libert�s. Pourrions-nous maintenir notre citoyennet�?
Faudrait-il ob�ir � la loi canadienne ou qu�b�coise? A qui faudrait-il payer nos imp�ts? A Qu�bec ou � Ottawa? Les nombreux Qu�b�cois qui ne voudraient pas perdre leur citoyennet� continueraient probablement � payer leurs imp�ts au Canada, d�sob�issant ainsi aux lois qu�b�coises.
Comment �viter le chaos? Comment pr�tendre que cette situation ne cr�erait pas un climat d'instabilit� politique, �conomique et sociale? Au nom de quelle logique peut-on pr�tendre que le mouvement s�cessionniste ainsi d�clench� s'arr�tera, comme par miracle, aux fronti�res actuelles du Qu�bec? Comment croire qu'il ne cr�erait pas, par ricochet, d'autres mouvements s�cessionnistes du m�me genre? Comment croire, une seule seconde, que les nations autochtones prendront tout cela avec s�r�nit� et qu'elles se contenteront d'aider les Qu�b�cois francophones � �r�colter la moisson de l'histoire�?
Mais jouons un instant � l'autruche. Oublions l'incertitude, le d�sordre et le �vide juridique� ainsi engendr�s. En �liminant les �chevauchements�, la s�cession du Qu�bec aurait-elle alors des effets b�n�fiques?
Ce serait oublier qu'une telle op�ration d�sag�gerait in�vitablement le tissu complexe de relations �conomiques, sociales et politiques qui, de mille fa�ons, lient les producteurs et les consommateurs qu�b�cois � ceux du Canada, de l'Am�rique et du monde entier. Bien s�r, d'une mani�re ou d'une autre, avec le temps, de nouveaux r�seaux remplaceront les anciens. Mais � quel prix? Et qui paiera la note? Il est absurde de pr�tendre qu'un Qu�bec ind�pendant reconduirait sans peine et sans co�t les multiples ententes qui balisent ses relations internationales. Il est absurde de penser que l'�quilibre politique pancanadien sur lequel s'appuie l'�conomie du Qu�bec ne sera pas d�stabilis�. Il est illusoire de penser que le Qu�bec endiguerait l'exode d'une partie importante de sa population hautement qualifi�e.
Ce nouveau pays pourra-t-il, sans effets n�gatifs, contr�ler sa monnaie? R�ussira-t-il � retenir au Qu�bec les entreprises pancanadiennes, ainsi que les si�ges sociaux des nombreuses entreprises qui emploient des centaines de milliers de personnes? Pourra-t-il absorber les milliers de fonctionnaires f�d�raux de l'Outaouais? Pourra-t-il maintenir le rythme actuel du d�veloppement de la science et de la technologie? R�ussira-t- il � contrecarrer l'inflation et les autres tendances d�stabilisatrices?... Poser ces questions, c'est d�j� y r�pondre. Il faut �tre aveugl� par �le lien sacr� de la langue et de la terre� pour croire � la r�colte d'une �moisson� que la raison ignore.
Passons � la langue. Par pure profession de foi, les nationalistes affirment que la s�curit� linguistique et culturelle des francophones exige l'ind�pendance du Qu�bec. Il faut faire toutes sortes d'acrobaties id�ologiques pour ne pas reconna�tre que c'est au sein de la f�d�ration canadienne que le Qu�bec a pu devenir ce qu'il est. D'ailleurs le Canada, ce pays qui prot�ge le fran�ais et la sp�cificit� qu�b�coise, a �t� dans une grande mesure fa�onn� et d�velopp� par les Qu�b�cois eux- m�mes.
Mais les nationalistes, souffrant d'amn�sie s�lective, pr�f�rent s'attribuer toutes les victoires et imputer toutes les d�faites au �Canada anglais.� De plus, ils feignent d'oublier que la fragilit� du fran�ais vient avant tout de la proximit� des Etats -Unis. Or, en se s�parant du Canada, le Qu�bec continuerait � subir l'influence de la plus grande puissance �conomique, politique et culturelle de l'histoire de la civilisation occidentale. En se s�parant, le Qu�bec se d�lesterait tout simplement du tampon protecteur que lui procure le Canada par toutes sortes de moyens formels et informels, incluant notamment: la reconnaissance constitutionnelle du fran�ais, le bilinguisme dans toutes les institutions f�d�rales et dans la fonction publique, les programmes d'immersion fran�aise � travers le pays, l'appui du gouvernement f�d�ral aux communaut�s francophones, la diffusion des arts, des lettres et du cin�ma francophones partout au pays et j'en passe. Rappelons que c'est en fran�ais que l'Opposition officielle � Ottawa pr�conise en ce moment la s�cession du Qu�bec.
Disons NON aux r�ves pu�riles des nationalistes que seules exaltent les racines entrelac�es dans la terre b�nie. Disons NON surtout aux cons�quences bien terre � terre, elles, et bien n�fastes, d'une s�cession inutile et irr�versible.
Disons NON, parce que le Canada n'a pas �t� fait par les �autres�, mais par nous tous, gens d'ici et gens venus de tous les coins du monde. L'histoire du Canada, comme celle de tous les pays, n'est pas une simple ��pop�e des plus brillants exploits�. Il y a eu de beaux moments et des moments plus sombres. Il y a eu, et il y a encore des injustices, notamment envers les faibles et les d�munis. Mais le Canada demeure une des terres les plus accueillantes, les plus justes et les moins violentes du monde.
Aujourd'hui le Canada, comme tant d'autres pays, fait face � une crise fiscale ainsi qu'� de nombreux et graves probl�mes. Les services sociaux, les h�pitaux, les �coles sont menac�s. Un ch�mage �lev� s�vit surtout parmi les jeunes et les femmes. Mais vouloir faire la s�cession du Qu�bec pour r�soudre ces probl�mes, c'est l�cher la proie pour l'ombre.
Il faut se m�fier des marchands d'illusions et dire NON, NON et NON � la s�paration.
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