30 mars 1995 |
M�DIAS
FAIS CE QUE PEUX
� l'occasion des 85 ans du Devoir, quelques-uns de ses artisans et de ses lecteurs assidus ont scrut� sans complaisance la l�gende entourant ce quotidien increvable.
Le Devoir est un excellent journal. En d�pit de ses d�fauts, il demeure une publication digne de figurer parmi les meilleurs quotidiens du monde, un leader d'opinion, voire une conscience nationale. Une majorit� s'entend l�-dessus. Mais ces exceptionnelles qualit�s ont leur revers: elles ont eu pour effet de cr�er un voile de l�gendes qui commence � obscurcir la r�alit�.
Sans se concerter, des chercheurs venus des quatre coins du Qu�bec ont, chacun leur tour, enfonc� le m�me clou, la semaine derni�re: bien que Le Devoir, depuis 1910, n'ait pas d�m�rit� de son �pith�te de journal de combat, il n'en demeure pas moins qu'il a accompagn� l'�volution de la soci�t� bien plus souvent qu'il ne l'a pr�c�d�e.
Qu'ils aient parl� du Devoir �entreprise de presse singuli�re� ou �journal de combat�, du Devoir et de la modernisation du Qu�bec, du Devoir et des nationalismes, ou du �nouveau Devoir�, plusieurs des participants au colloque qu'organisait l'UQAM, � l'occasion du 85e anniversaire du v�n�rable quotidien, ont en effet abouti � des conclusions �tonnamment similaires. Avancer en arri�re
En �conomie par exemple: Pierre Harvey, ex-directeur des HEC, a soulign� � quel point, entre 1910 et 1940, Le Devoir a pu �tre conservateur. �En 1910, la pens�e �conomique au Qu�bec est tr�s peu d�velopp�e (le premier cours d'�conomie politique ne remonte qu'� 1907). Et �a se refl�te dans Le Devoir.� Tout au long des ann�es trente, la seule solution � la crise que saura proposer le quotidien, ce sera... le retour � la terre. Du c�t� de l'�ducation: on ne s'�tonnera pas d'entendre Jean- Paul Desbiens, ex-fr�re Untel, rappeler qu'avant 1960, l'�ducation retenait fort peu l'attention des m�dias - Devoir inclus. �Il s'est mis � s'int�resser � l'�ducation parce que la soci�t� s'y int�ressait�, a rench�ri plus tard Raymond Lalibert�, de la Facult� des sciences de l'�ducation de l'Universit� Laval.. �Quelques ann�es plus t�t, le fr�re Untel aurait fait long feu.� Il donne l'exemple de ces trois �tudiants d'universit� qui, en 1958, ont assi�g� pendant trois mois le bureau du premier ministre Duplessis. Consid�r�s aujourd'hui par les historiens comme des pr�curseurs de la R�volution tranquille, ils n'ont toutefois pas suscit� un si grand engouement chez l'intelligentsia de l'�poque - et encore moins dans �leur� quotidien. Tout en insistant sur le caract�re avant- gardiste d'Andr� Laurendeau, Raymond Lalibert� affirme que, somme toute, le Montreal Star consacrait autant de place � l'�ducation que Le Devoir - dans ses pages d'information comme dans ses pages �ditoriales.
Le frein et l'acc�l�rant
Jean-Pierre Proulx, de la Facult� des sciences de l'�ducation de l'Universit� de Montr�al, juge que �Le Devoir [des ann�es soixante] n'appara�t pas, en �ditorial, comme un acc�l�rateur de la s�cularisation�; Claude Lagadec, philosophe � l'UQAM, rappelle entre autres son opposition au droit de vote aux femmes dans les ann�es vingt et trente. Mais la critique la plus s�v�re est venue de Jean Robitaille, r�dacteur en chef du magazine Vie ouvri�re, pour qui �Le Devoir a manqu� le coche dans son traitement actuel des probl�mes sociaux - � tout le moins, dans ses pages d'information�, et n'a pas pris note des changements survenus depuis 25 ans.
M�me sur la question du nationalisme: il a fallu bien du temps au Devoir pour se d�marquer du nationalisme pan-canadien d'Henri Bourassa, d�fini avant tout par opposition � l'Empire britannique. Le journal est en fait rest� riv� � cette vision, explique Fran�ois Rocher, de l'Universit� Carleton, jusqu'� la fin des ann�es 30, �tout en r�servant une place au nationalisme canadien-fran�ais d'inspiration Groulx�.
Lionel Groulx. Celui qu'une certaine th�se a accus� d'avoir �t� raciste et antis�mite. Encore une fois, Jack Jedwab, historien et directeur du Congr�s juif canadien, s'est employ� � remettre les horloges � l'heure: non, le Congr�s juif ne souscrit pas � ces �r�v�lations�. S'il existe ind�niablement, dans le Qu�bec de l'entre-deux-guerres, une m�fiance � l'�gard du Juif, �elle ne tourne jamais � la haine ouverte. Ni Le Devoir ni le Qu�bec de l'�poque n'entrent dans la cat�gorie de l'antis�mitisme le plus insultant�.
Le �nouveau� Devoir
Reste le pr�sent, et surtout l'avenir. Le journal n'est peut- �tre pas en avance sur son temps, mais il est tout de m�me, pour reprendre le titre d'un ouvrage qui lui a r�cemment �t� consacr�, �le reflet de son �poque� - tous les journaux ne peuvent en dire autant. Cela suffit-il � assurer sa survie?
Il y en a qui le jugent Le Devoir sur son d�clin, et parmi eux, deux anciens directeurs se sont faits assez virulents. Selon Claude Ryan, le contenu manque de ligne directrice, la page �ditoriale a faibli, et le journal �manque de leadership en mati�re morale et religieuse�. Pour G�rard Fillion, �Le Devoir gagne surtout des concours de beaut�.
Plus nuanc�e est la position de Florian Sauvageau, du D�partement d'information et de communication de l'Universit� Laval, mais gu�re plus encourageante: � l'image de tous les �quality papers� de la plan�te, dit-il, Le Devoir vit de s�rieuses difficult�s financi�res - que sa situation de journal ind�pendant des multinationales de l'information n'arrange pas. �Plusieurs, comme Le Monde et Lib�ration, ont revu leur formule ces derniers mois. �a donne un nouveau souffle, mais en fait, le doute s'installe.� L'avenir du Devoir, conclut-il sans montrer une tr�s grande conviction, passe �par un retour � la frugalit�. Et dire qu'on croyait qu'il �tait en plein dedans depuis des ann�es...
�videmment, il reste toujours la possibilit� que les proph�tes de malheur se trompent. Jean Francoeur, qui fut journaliste pendant 40 ans, compare avec un brin d'amusement les difficult�s chroniques du Devoir, depuis pas moins de 85 ans, � la chute d'Alice au Pays des merveilles : �Le puits �tait-il tr�s profond, ou bien la chute d'Alice tr�s lente? (...) Elle tombait, tombait, tombait. Cette chute ne prendrait-elle donc jamais fin?�
PASCAL LAPOINTE