2 mars 1995 |
Id�es
Les b�cherons et les
petites filles mod�les
PAR ANNETTE PAQUOT,
PROFESSEUR TITULAIRE ET VICE DOYENNE DE LA
FACULT� DES LETTRES
L'inf�riorisation des gar�ons dans le syst�me scolaire qu�b�cois serait-il d� � la convergence ou � la fusion du matriarcat rural traditionnel et du f�minisme institutionnel?
�Le d�sarroi des hommes touche les femmes au coeur.� - �lisabeth Badinter, L'un est l'autre
� l'automne 1993, sur 100 �tudiants de premier cycle de l'Universit� Laval, 42 seulement �taient des hommes. En droit, ils n'�taient que 38 sur 100, en �ducation 29, en administration 45, en pharmacie 31 et en m�decine 43. Ces chiffres, qui ne devraient pas �tre tr�s diff�rents de ceux des autres universit�s qu�b�coises, sont alarmants et s'il s'est trouv� ces derni�res ann�es de nombreuses voix pour se f�liciter de la progression remarquable des femmes, rares ont �t�, � ma connaissance, celles qui se sont �lev�es pour s'inqui�ter du sort que notre syst�me scolaire r�serve � nos fils. Il est d'ailleurs significatif que ces donn�es ne sont pr�sent�es qu'indirectement dans les statistiques officielles de l'institution, qui ne mentionnement que le nombre total des inscrits et le pourcentage de femmes Cf. Statistiques, no 31, Universit� Laval, pp.16 et 17.!
Ce silence est difficile � expliquer dans une soci�t� qui pousse jusqu'� l'obsession le souci d'�galit� et qui engendre pour chaque �probl�me de soci�t� une arm�e de professionnels de la d�nonciation des abus et de la th�rapeutique sociale. N'est-il pas important de comprendre ce ph�nom�ne, d'en d�terminer les causes, d'en pr�voir les cons�quences et surtout de l'�valuer et de d�terminer s'il est conciliable avec les id�aux que nous affirmons n�tres?
Des diff�rences entre gar�ons et filles
N'�tant ni sociologue ni anthropologue, je ne pr�tends aucunement que les r�flexions qui suivent aient une quelconque valeur scientifique. Mon propos ici est d'ailleurs plut�t de poser des questions � mes nombreux coll�gues sp�cialistes de ces sujets que d'oser risquer des r�ponses; il est davantage encore d'attirer l'attention sur une situation que je juge injuste et dangereuse et d'inciter toutes les personnes et instances comp�tentes � �tudier s�rieusement la question et � prendre des mesures �nergiques pour faire cesser cette injustice et ramener vers les �tudes sup�rieures des jeunes gens qui n'auraient pas d� en �tre d�tourn�s. Il est inutile de pr�ciser que les id�es exprim�es ici n'engagent pas l'Universit� Laval, o� je suis professeure et dont je suis administratrice.
Il me semble clair qu'il faut mettre les chiffres cit�s plus haut en relation avec d'autres donn�es relatives au comportement scolaire des gar�ons. On a observ� depuis longtemps, je crois, qu'ils obtiennent, surtout en d�but de parcours, des r�sultats inf�rieurs � ceux des filles; on sait aussi que ces diff�rences ne concernent pas �galement toutes les mati�res scolaires. Mais en a-t-il toujours �t� ainsi? Mais en est-il partout ainsi?
Mais qu'en est-il de la relation qui pourrait exister entre ces diff�rences et la f�minisation (progressive, relativement r�cente et in�gale selon les pays) du corps enseignant au primaire et au secondaire? Mais qu'en est-il de la co�ncidence que l'on pourrait observer entre l'apparition de ces ph�nom�nes et les variations dans les modes de s�lection scolaire? Les gar�ons qui ne sont pas � l'Universit� alors que leurs soeurs ou leurs cousines y sont ont-ils eu un parcours ant�rieur moins brillant que celles-ci? Toutes ces questions me semblent importantes et les r�ponses qu'on pourra leur donner devraient permettre d'approcher les causes de l'abandon scolaire des gar�ons; elles pourraient aussi sugg�rer des voies de solution.
Une soci�t� s�rieusement malade?
Faut-il aussi mettre en relation le relatif d�sint�r�t des gar�ons pour les �tudes sup�rieures avec d'autres donn�es qui t�moignent de leur mal de vivre, comme le taux de d�linquance qui les caract�rise, le nombre plus �lev� d'accidents de la route dont ils sont victimes et le taux de suicide nettement plus �lev� chez eux que chez leurs compagnes? Si oui, s'il y a l� une convergence significative et relativement nouvelle, je n'en tire pour ma part qu'une conclusion: notre soci�t� est plus malade encore que la simple prise en compte des statistiques scolaires n'am�ne � le penser.
Il se pourrait que cette maladie soit li�e � l'omnipr�sence du discours f�ministe, qui est devenu un v�ritable discours officiel, que les gar�ons peuvent percevoir comme une chape de plomb qui les �touffe et les culpabilise. Mais s'il les culpabilise, il les culpabilise injustement: ce sont peut-�tre leurs p�res ou leurs grands-p�res qui ont domin� et exploit� les femmes, pas eux! Nous ne devrions pas �tre condamn�s � illustrer �ternellement le triste �Si ce n'est toi, c'est donc ton fr�re�. � mon avis, les pratiques de discrimination positive devraient d'ailleurs se baser sur une d�finition des groupes qui tienne compte de la dimension chronologique: ce n'est pas le groupe des femmes en g�n�ral qui a �t� victime d'une discrimination qu'il convient de compenser, mais celui des femmes d'un certain �ge et il n'y a aucune raison qu'� cause de ce fait leurs petites-filles b�n�ficient d'avantages particuliers. Il serait int�ressant d'observer si, dans l'�ventualit� d'une telle interpr�tation, ce principe conserverait ses partisans actuels!
Ou est pass�e la vertu?
Car la vertu a chang� de camp et personne ne le dit: les pratiques et le discours f�ministes ne sont plus ad�quats � propos de la jeune g�n�ration. Comme tous les mouvements, m�me g�n�reux, vou�s � la d�fense des int�r�ts d'une partie seulement de la population, le f�minisme en triomphant et en s'institutionnalisant est devenu oppressif et profite maintenant � une caste. Les jeunes gens le savent (ils savent, par exemple, que leurs chances d'embauche sont encore moindres que celles des filles) ou le sentent et leur conclusion est peut- �tre la suivante: �� quoi bon �tudier puisque les d�s sont pip�s!�
L'institution scolaire peut avoir particip� �galement � la d�saffection des gar�ons: son image est peu stimulante, �encarcannante�, fadasse, compliqu�e, tatillonne et mesquine. Le laxisme de l'Universit�, d�nonc� par les �tudiants eux-m�mes, ne la rend plus d�sirable, y entrer n'est plus une conqu�te et sa rh�torique est us�e. Les filles sont plus raisonnables que les gar�ons et s'accommodent de tout cela, mais � vingt ans les gar�ons r�vent encore!
Oserais-je, � propos de l'institution scolaire, parler de discrimination syst�mique? Cet argument a �t� utilis� - � l'envers - avec succ�s par les f�ministes. Or, il me semble qu'actuellement tous les facteurs jouent contre les gar�ons:
inad�quation du syst�me de s�lection scolaire � leur rythme de croissance ( leur pubert� est plus tardive et leur crise d'adolescence plus profonde ), impr�gnation f�ministe du monde de l'�ducation et f�minisation de plus en plus grande de tous les corps enseignants.
Si, comme je le pense, les ph�nom�nes que je d�nonce ici existent au Qu�bec � une �chelle plus grande que dans la plupart des pays industrialis�s, serait-ce d� � une caract�ristique qui lui est propre: la convergence ou la fusion du matriarcat rural traditionnel et du f�minisme institutionnel? Pensons aux st�r�otypes de la ma�tresse d'�cole et du coureur des bois, � l'opposition encore vivante dans les milieux populaires entre virilit� et culture, au discours politically correct et aux pratiques qui vont avec et qui sont infiniment mieux implant�es ici qu'en Europe.
Mais quelles que soient les causes de l'inf�riorisation des gar�ons dans le syst�me scolaire, ses cons�quences me paraissent d�sastreuses: nous allons vers une soci�t� men�e par des dames de fer dominatrices, en tailleur bcbg, escort�es de princes consorts plus rustres. Et la langue de bois justifiera tout cela par une in�quit� ancienne. Les hommes n'accepteront pas cette domination avec autant de passivit� que les femmes nagu�re celle des hommes et la leur feront payer cher, mais ils vont souffrir encore beaucoup et continuer � fuir le syst�me ou � lui donner des coups de canif sanglants. Et...�tout le monde est malheureux�!
Il est temps que l'�cole en g�n�ral et les universit�s en particulier �tudient s�rieusement cette question et prennent d'urgence les mesures qui s'imposent pour assurer � nos fils le m�me avenir qu'� nos filles: elles devraient faire des enqu�tes aupr�s des �tudiantes pour savoir o� sont leurs fr�res, cousins et amis qui ne sont pas � l'universit� et pourquoi ils n'y sont pas, prendre solennellement la t�te d' une campagne en �parler vrai� pour plus d'�galit� dans le syst�me scolaire, prendre des mesures concr�tes pour attirer plus de gar�ons dans les programmes de formation des ma�tres et en admettre davantage dans les programmes contingent�s. Plus g�n�ralement, il faut d�montrer aux jeunes que la culture et le savoir (en lettres et en sciences humaines, notamment) ne sont pas r�serv�s aux femmes. L'id�al ne serait-il pas que davantage de filles fr�quentent les programmes de sciences et davantage de gar�ons ceux de sciences humaines?
Apr�s tout, ces mesures ne nuiront en rien aux filles; au contraire, elles ont tout � y gagner: ne peuvent-elles pas esp�rer des compagnons dignes d'elles?