25 mai 1995 |
Id�es
Une vraie question pour
un dr�le de peuple
PAR PAUL WARREN
PROFESSEUR AU D�PARTEMENT DES LITT�RATURES
�Et si nous n'�tions pas - ou n'�tions plus - un peuple?�
�trange peuple que le peuple qu�b�cois! Qu'un ministre f�d�raliste d'Ottawa se mette � d�fendre � coups de fusil les eaux territoriales canadiennes, et il n'en faut pas plus pour que la fibre nationale canadienne se mette � vibrer jusque dans le pure lainage qu�b�cois, et cela, en pleine p�riode pr�paratoire au r�f�rendum pour l'ind�pendance du Qu�bec. Contradiction ? Sans doute. Mais � laquelle nous tenons dur comme fer. � preuve: nous sommes parfaitement capables d'�lire, vingt ans durant, comme Premier ministre du Qu�bec, un Qu�b�cois de souche, intellectuellement et psychologiquement, incapable de choisir et, sans que cela nous fasse probl�me, nous sommes en train d'admirer, de plus en plus, un autre Qu�b�cois de souche, celui-l� Premier ministre du Canada, qui n'a jamais eu de toute sa vie que l'id�e fixe du Canada comme pays unique et souverain.
L'autre soir, dans le grand amphith��tre du Coll�ge des J�suites de Qu�bec, dans le cadre des �Rendez-vous de la souverainet�, Gaston Miron a donn� une conf�rence, qu'il avait intitul�e: Le temps des peuples . Un discours � l'image du po�te: puissant, g�n�reux, irr�cusable. Qui disait en gros ceci: tout peuple a droit � son pays, or les Qu�b�cois forment un peuple, donc les Qu�b�cois ont droit � leur pays. Il y avait, dans la salle, environ deux cents personnes, en tr�s grande majorit�, des membres actifs du Parti qu�b�cois et du Bloc, qui �coutaient Miron avec ferveur, qui acquies�aient en riant � des phrases comme celles-ci: �Nous avons dit "oui" � l'ind�pendance des autres, des Alg�riens, des Cubains, des Vietnamiens, la seule ind�pendance � laquelle nous disons "non" c'est la n�tre�; ou qui applaudissaient � des phrases comme celle-l�: �Ce qui nous est demand� au r�f�rendum c'est de choisir entre l'ind�pendance ou la d�pendance�.
Je me prenais � penser en �coutant Miron: �Et si nous n'�tions pas, ou n'�tions plus, un peuple?� Alors les pr�misses du discours ne valaient plus et l'argumentation s'�croulait comme un ch�teau de cartes. Ce n'�tait l� qu'une pens�e fugitive et qui n'a pas frein� le moins du monde mon adh�sion au propos du conf�rencier. Mais cela m'est revenu, � la sortie de la salle, � propos d'une petite phrase que m'a dite Louis O'Neill. Nous d�plorions tous les deux que les intellectuels et les artistes de Qu�bec ne soient pas venus au �Rendez-vous� . Nous nous �tonnions surtout de l'absence des professeurs de l'Universit� Laval. M�me pas un professeur de litt�rature qu�b�coise, o�, pourtant, on enseigne Miron. C'est alors qu'O'Neill a dit:
�Peut-�tre bien qu'on est atteint dans l'�me�.
Depuis, cette petite phrase me trotte dans la t�te. Nous formions peut-�tre un peuple, autrefois, si ali�n� f�t-il, du temps de la religion qui nous tricotait serr� Canadien-fran�ais- catholique. Or, nous avons balanc� par dessus bord notre catholicisme, faisant du coup sauter notre trait d'union de Canadiens-fran�ais. Mais nous n'avons pas eu l'intelligence de combler le vide, de remplacer la vieille mythologie �vacu�e par un projet national d'�gale envergure. Par cons�quent, il n'y a plus rien en surplomb qui maintienne notre coh�sion. Nous ne sommes plus que des individus, vaguement reli�s les uns aux autres par une langue en perdition, sans pass� fonctionnel, ni souvenance f�conde (nous nous souvenons pour nous ridiculiser nous-m�mes), sans lendemain pour nous projeter en avant, tournant en rond dans un pr�sent inconsistant.
Au Parti Qu�b�cois qui nous propose d'occuper une bonne fois pour toutes notre pays, nous demandons de nous donner des garanties que nous sommes un peuple. Syndicats, gens d'affaires, associations de femmes, de jeunes, de personnes ag�es, tous, nous exigeons des preuves, noir sur blanc, que nous sommes capables de former une communaut� d'int�r�ts, d'�laborer des projets de soci�t� et de faire de l'argent. Bref, que c'est �viable� pour nous de vivre ind�pendants. Un bien dr�le de peuple, � la v�rit� !
Mais, pr�cis�ment, pour un dr�le de peuple il faut trouver une dr�le de question, une question qui exclue, au d�part, toutes celles qui pourraient s'adresser � un vrai peuple en mal d'un vrai pays, une question strat�gique qui lui permette de se donner un pays sans qu'il ne s'en rende compte. Une question du genre de celle-ci:
Etes-vous, oui ou non, en faveur de l'ultimatum suivant que le Gouvernement du Qu�bec propose d'envoyer au Gouvernement du Canada: �Vous avez un an pour donner au Qu�bec les pouvoirs absolus qu'il a toujours revendiqu�s pour son �panouissement:
pouvoirs sur l'�ducation, la culture, la sant�, l'�migration, la formation de la main-d'oeuvre. Si, dans un an, jour pour jour, tous ces
pouvoirs n'ont pas �t� remis au Qu�bec, celui-ci se verra dans l'obligation de se s�parer du Canada et de proclamer son ind�pendance�?
La question est habile. Le Qu�bec, �ce pays qui n'arrive pas � na�tre�, disait Miron, se fait une belle jambe et, en plus, il gagne sur tous les terrains: il refile son probl�me d'ind�cision cong�nitale � Ottawa, qu'il met dans l'eau chaude, mieux il l'enferme dans un dilemme dont il ne peut sortir vainqueur; il montre qu'il est attach� au Canada et qu'il ne s'en d�tachera qu'� son corps d�fendant et la mort dans l'�me; il se gagne la sympathie et le respect d'autres provinces canadiennes (la Colombie Britannique et l'Alberta, singuli�rement) qui ne seraient pas fach�es d'obtenir les m�mes pouvoirs; il donne aux d�put�s bloquistes un nouveau r�le, celui de gardes-chiourmes, qui veilleront au grain, qui talonneront les f�d�ralistes et s'assureront, jour apr�s jour, qu'ils r�pondent � l'ultimatum;
enfin et surtout, il se donne le temps de pr�parer un projet de soci�t�, ce qui a �t� demand� dans de nombreuses commissions nationales: en somme, il se donne le temps de structurer un peuple pour ce pays-l�.
J'ai test� ma question aupr�s de Qu�b�cois d'all�geance f�d�raliste. Eh bien, ils m'ont tous dit qu'ils voteraient �oui�, sans aucune h�sitation. � bien y penser, la question obtiendrait dans les 75 % de �oui�, qui entra�neraient, obligatoirement, dans leur sillage, le �oui� d' Ottawa.