11 mai 1995 |
Id�es
�INTERNET � LA PLACE
DU PROF?�
PAR CLAUDE COSSETTE
DIRECTEUR DU PROGRAMME DE COMMUNICATION GRAPHIQUE �COLE DES ARTS VISUELS ( * )
�La nouvelle technologie qui permet de brancher les ordinateurs en r�seau va �branler sur leurs fondations les institutions d'enseignement sup�rieur.�
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* Conf�rence prononc�e lors du Colloque sur les applications p�dagogiques des technologies de l'information qui a eu lieu le jeudi, 27 avril, au pavillon La Laurentienne
De milieu d'�changes vitaux entre professeurs et �tudiants qu'elle �tait, l'universit� est devenue une usine de production de masse: les jeunes y entrent � pleines portes, brandissant leur droit � un dipl�me universitaire. Cons�quemment, certaines universit�s --�en tout cas, c'est devenu le cas pour plusieurs universit�s qu�b�coises�--� sont devenues de grands coll�ges techniques. � l'Universit� Laval, on rassemble sur un m�me campus 35,000 �tudiants et on y engloutit pr�s de 400 millions de dollars par ann�e --�un budget �quivalent � celui d'Ha�ti tout entier.
Un tel budget impose le sacrifice d'une part importante des forces vives de la nation: pr�s du quart du budget du Qu�bec est consacr� � l'�ducation, soit 8,6 milliards de dollars, un budget comparable � celui de l'Irlande, de la Gr�ce ou du Portugal.
L'universit� livresque
L'universit� n'est plus ce qu'elle �tait. Les professeurs d'universit� non plus. Vers 400, saint Augustin s'�merveillait de ce que son ma�tre �tait si �rudit qu'il �tait capable de lire sans bouger les l�vres. Les grandes universit�s comme Cambridge ou la Sorbonne ont �t� fond�es vers 1200. Adjointes � un scriptorium monastique, elles �taient le lieu du livre bien avant que Gutenberg invente son syst�me de production m�canique de livres. � cette �poque, un savant professeur ne poss�dait qu'une dizaine de livres.
Gr�ce au livre, petit � petit, l'universit� est devenue le lieu de l'information objective, du raisonnement lin�aire, de la raison. Avec la diffusion des id�es, les intellectuels en sont venus � la critique rationnelle et � la libert� de penser... ce qui a men� � la R�volution. Mais d�j�, certains penseurs comme le grand Thomas A. Kempis mettaient en garde contre la culture livresque: ��Le jour du jugement, �crivait-il, on ne nous demandera pas ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait.�
Les m�dias de masse
La communication interpersonnelle, qui est celle des professeurs avec leurs �tudiants, est battue en br�che depuis l'invention des moyens de communication de masse. Le livre qui est si hautement privil�gi� par les universitaires est en r�alit� le premier des massm�dias: quand Luther a voulu contester l'h�g�monie de l'�glise, il a pu s'assurer d'un large auditoire gr�ce au colportage des Bibles � bon march� que l'imprimerie nouvellement n�e mettait d�sormais � la disposition des simples mortels. Chacun dans son coin avec son livre pouvait ainsi r�fl�chir sur les id�es de penseurs d'autres temps et d'autres lieux.
Si l'�dition constitue un massm�dia, que penser maintenant de l'av�nement des t�l�communications: t�l�graphe, puis t�l�phone, radio et enfin t�l�vision. Le t�l�graphe permettait de faire parvenir des messages rapidement � distance. Le t�l�phone permettait d'apporter la m�me possibilit� � domicile et sans l'intervention d'un technicien du morse. La radio a permis de faire parvenir des messages sonores � des milliers d'auditeurs � la fois. Et la t�l�vision, d'y ajouter les images. Tous ces moyens de t�l�communication ont permis la communication instantan�e � distance. Mais cette communication �tait unidirectionnelle. Le diffuseur pouvait informer les autres (c'est-�-dire, selon l'�tymologie �les mettre en forme�), les persuader (les ann�es 30 � 50 �taient des ann�es fastes pour les grands annonceurs). voire les manipuler (ce que ne s'est pas priv� de faire Goebbel, le ministre de la propagande de Hitler).
En tout cas, ces moyens de communication de masse ont chang� le cours de l'Histoire en d�pla�ant les r�seaux d'influence de l'�glise et de la famille vers les diffuseurs m�diatiques:
cr�ateurs ou gens d'affaires en mal d'auditoires. La nouvelle technologie qui permet de brancher les ordinateurs en r�seau -- �comme Internet�-- va �branler sur leurs fondations les institutions d'enseignement sup�rieur.
Les nouveaux �tudiants
Les professeurs doivent s'adapter � cette nouvelle r�alit�. On dit que, pour le commun des mortels, le professeur d'universit� n'est plus ce sage lav� a priori de tout soup�on. Pourtant, le professeur suscite toujours une relative confiance chez les jeunes. Un num�ro de la revue L'Actualit� du printemps 1989 rapportait que c'�taient les gens d'affaire et les professeurs � qui les jeunes accordaient la plus grande confiance, alors que les politiciens et les cur�s venaient en dernier sous cet aspect. Par ailleurs, les �tudiants sont tr�s exigeants sur le talent communicationnel de leurs professeurs. Ils sont les enfants de la t�l�: c'est la t�l� qui a �t� pendant 18 ans leur baby-sitter. Dans leur t�te, un professeur est toujours plus ou moins compar� � Tom Cruise, Demi Moore ou G�rard Depardieu.
S'ils �tudient la musique, le th��tre ou le chant, les �tudiants ne trouvent pas leur professeur aussi performant que Pavarotti;
s'ils sont incrits en biologie, avec d�ception, ils comparent leur prof � Henri Laborit; s'ils �tudient la th�ologie, ils veulent avoir Hans K�ng comme charg� de cours; s'ils sont inscrits en informatique, ils trouvent que leur prof est insignifiant � c�t� de Bill Gates. Bref, les professeurs de nos universit�s sont en comp�tition continuelle avec les profs des massm�dias qu'ils identifient � �l'arch�ologue� Harrison Ford du film Indiana Jones. Si bien qu'ils ne savent pas toujours qu'un professeur, � l'oppos� d'un �cran cathodique, est un �tre vivant. Ils n'ont pas l'impression d'�tre impolis quand ils lui passent devant le nez en plein milieu d'un expos�: on n'a pas besoin de s'excuser quand on passe devant le petit �cran.
Il faudra donc que les professeurs s'adaptent � leurs �tudiants. Ils le pourront si les �tudiants continuent de venir sur les campus. Mais les professeurs doivent vite r�aliser que, pour les �tudiants d'aujourd'hui, les �tudes ne sont qu'une activit� parmi d'autres car ils sont aussi travailleurs (20 ou 30 heures par semaine), amoureux ou conjoints quand il ne sont pas parents en surplus, consacrent du temps aux sports, aux spectacles... �Les �tudiants qui �tudient � temps plein, travaillent � temps partiel, et ceux qui �tudient � temps partiel, travaillent � temps plein.� C'est dire!
Tr�s bien! Les �tudiants ont chang�, l'universit� est devenue une grosse usine. Ceci �tant dit, que reste-t-il � faire au professeur d'universit�? Se suicider aux barbituriques comme Arthur Koestler? Fuir aux Marquises comme Jacques Brel ou aux Touamotou comme Gauguin? La moyenne d'�ge des �tudiants toujours plus haute, les �tudes � temps partiel, et les engagements de toutes sortes � l'ext�rieur, tout cela tend � d�truire �l'ancienne universit� qui ne recevait que les fils de la petite bourgeoisie qui avaient le moyen d'�tudier � temps plein pour devenir m�decin, avocat ou cur�. Oui, l'universit� change, les professeurs doivent donc changer.
Nagu�re encore, le professeur �tait la plus importante source de connaissances: il r�digeait un texte qu'il d�bitait en salle de cours pendant des ann�es devant des �tudiants attentifs. Aujourd'hui, le r�le du professeur comme source de connaissances est battu en br�che par le livre � bon march� et surtout les moyens de communication audiovisuels: t�l�vision, cassettes vid�o, disques laser optiques, r�seau Internet, etc. Le professeur n'est qu'une source de connaissance parmi tant d'autres.
Marketing minded
Pour ma part, je pense que l'universit� doit �tre �marketing minded� et embaucher des professeurs �marketing minded�. Je sens vos cheveux se dresser sur vos t�tes: que vient faire le marketing dans le m�tier de professeur? Mais ne partez pas tout de suite: je vais m'expliquer.
Personnellement, je consid�re que ��mes �tudiants sont mes clients��. Pas dans le sens que cela me rapportera plus d'argent de les consid�rer ainsi, mais dans l'esprit que ce sont eux qui me font vivre. Je leur suis donc oblig�. Cela m'honore de me consid�rer comme leur serviteur. Je consid�ere effectivement les professeurs comme des dispensateurs de services qui ont devant eux des clients - des clients qu'ils doivent satisfaire. S'ils n'y arrivent pas, c'est la scission, le chahut, les drop-outs, le mur... et la d�croissance de la client�le. Et c'est ici qu'intervient le besoin de recourir � des m�thodes p�dagogiques adapt�es aux �nouveau �tudiants�.
Et les nouvelles technologies permettent d'adapter l'enseignement � de jeunes client�les qui sont friandes de nouvelles technologies. Celles-ci permettent de s'adapter � leurs horaires, � leur rythme d'apprentissage. Bref, je dirais que les nouvelles technologies permettent sous un certain angle une p�dagogie plus humaine en ce sens qu'elle est mieux adapt�e aux client�les de l'an 2000. Jetons un coup d'oeil sur ce prospectus de l'Universit� de Memphis qui offre une ma�trise en journalisme sur Internet. Leur Graduate Student Handbook ajoute trois notes pour leurs �tudiants inscrits au programme par Internet-Compuserve: ��1. L'aspect conseil est enti�rement r�gl� par des entretiens online en temps r�el; vous n'aurez pas besoin de venir sur le campus pour obtenir des renseignements ou pour faire votre choix de cours; 2. Les examens finaux se feront dans votre ville; 3. Les avis et autres renseignements qui sont normalement affich�s sur les babillards vous seront exp�di�s par e-mail.� Voil� une universit�, des professeurs, qui ont compris qu'ils doivent s'adapter � leur client�le.
Un langage universel
Il est vrai que les massm�dias semblent vouloir niveler la culture par le bas. Mais ils disposent par ailleurs d'un savoir faire non n�gligeable pour les professeurs: ils savent recourir � un langage simple, clair, adapt�, facilement compr�hensible donc capable de transmettre efficacement de l'information. Tout bon journaliste sait bien qu'il doit simplifier, utiliser un langage concret. Comment se fait-il que tant d'universitaires soient incapables de s'exprimer un langage aussi largement �prouv�? Autrement dit, comment se fait-il qu'il n'y a pas davantage de professeurs qui soient p�dagogues? N'y a-t-il pas trop de professeurs dogmatiquement enferr�s dans leur r�le d'universitaire? Trop souvent les �tudiants se retrouvent face � un professeur bureaucrate. Un bureaucrate comme me le rappelait r�cemment ma coll�gue sociologue Line Ross, est celui qui t'explique que c'est impossible m�me si c'est indispensable, qu'il ne sait pas quand �a sera possible m�me si c'est urgent, bref, celui qui sait �num�rer une s�rie imposante d'arguments qui justifient pourquoi il ne peut t'aider.
Heureusement, la passion de son m�tier, et le besoin profond�ment ressenti de satisfaire sa client�le (�tudiante), peuvent faire pousser des ailes au plus ordinaire des professeurs. Des ailes qui l'inciteront � voler dans l'espace internautique en recourant au langage des jeunes. Le langage des jeunes est un langage perceptif-affectif, un langage qui recourt aux symboles, au visuel, � la musique... bref, aux modes �primitifs� de communication dont les jeunes sont les plus friands. �Tant�t je pense, tant�t je suis.� disait Val�ry en marquant la distance entre l'un et l'autre langage. Le professeur d'universit� qui n'est pas sensible � cela, laisse un voile se tisser entre ses �tudiants et lui.
Nouvelles technologies
Ce professeur ne pourra pas non plus �viter les nouvelles technologies. Il y sera forc� par le milieu de deux directions � la fois. D'abord �par le haut� parce que les autorit�s, accul�es � des budgets de plus en plus restreints, voudront rentabiliser ces professionnels dispendieux que sont les professeurs en leur faisant faire des prestations � des groupes de plus en plus grands. Et quand je dis grands, je pense davantage � des milliers qu'� des centaines d'�tudiants. Les outils que devront utiliser les professeurs viendront de la nouvelle technologie. Les march�s vis�s ne seront plus des march�s r�gionaux mais des march�s nationaux, voire internationaux. Les cours mis au point sous forme de multim�dias devront �tre aussi int�ressants que les shows de vulgarisation de la t�l�vision �ducative actuelle;
ils devront comp�titionner Peter Gabriel avec ses 100 minutes de vid�o, ses 30 minutes de son et ses 100 images statiques, tout �a sur un monde interactif et sur un seul cd-rom.
Le professeur sera pouss� vers les nouvelles technologies aussi �par le bas� parce que les nouveaux �tudiants consid�reront qu'ils payent cher leur �ducation; cher en frais de scolarit�, en temps de plus en plus rare, en dipl�mes d�valu�s sur le march�. Et ils ne se contenteront plus de cours rab�ch�s ann�e apr�s ann�e par des professeurs paresseux, timor�s ou coup�s de la r�alit�. Les nouveaux �tudiants se pr�cipiteront sur les nouvelles technologies qui leur permettent un auto-apprentissage selon leurs disponibilit�s et � leur rythme. Plusieurs le font d�j� en d�sertant certains cours du campus pour s'inscrire � un �quivalent t�l�vis�, � un cours par correspondance ou � une session cours-vacance en pays �tranger (ou ils d�veloppent dans le m�me �lan une deuxi�me ou une troisi�me langue).
Le professeur qui voudra faire carri�re d'enseignant devra donc inventer de nouvelles m�thodes p�dagogiques et mettre au point de nouveaux moyens d'apprentissage co�teux mais dont l'amortissement sera r�parti sur de grands groupes. Peut-�tre verront-nous na�tre des foires p�dagogiques comme il existe un Midem pour l'audiovisuel ou des festivals pour le cin�ma, foires o� seront vendus en version japonaise ou indi les multim�dias de microbiologie, co�t de revient, de psychologie g�rontologique ou de communication graphique con�us au Qu�bec par les professeurs internautes.
Face � face
En contrepartie, dans les occasions de face � face, le rXle-cl� du professeur doit d�sormais �tre --�et de plus en plus�-- un r�le de motivateur. Oui, l'important pour un prof, c'est de susciter, chez ses jeunes �tudiants, le d�sir d'apprendre par eux-m�mes, de cr�er en eux un sentiment de confiance en l'avenir, mais surtout de confiance en ce qu'ils sont et en ce qu'ils deviendront.
Je vous lis la mise en garde que j'inscrit � tous mes Plans de cours, que je commente largement en d�but de session, et sur laquelle je reviens � plusieurs reprises en cours de trimestre:
�La m�thode primordiale utilis�e dans ce cours est l'initiative et l'�tude personnelles. Dans cette optique, le professeur n'est qu'une ressource parmi d'autres pour inciter � cette �tude personnelle. Les autres m�thodes ne sont que des auxiliaires:
labos de correction mutuelle en cours, cours magistraux, �tudes de cas en sous-groupes, visionnement de documents, dossiers dans le serveur du laboratoire d'infographie, exercices � domicile, �valuations, etc.�
Je ne suis plus le dispensateur principal de connaissances. Il ne me sert � rien de redire ce que j'ai �cris dans mes livres.�Les �tudiants peuvent le faire plus vite et mieux que moi: ils peuvent lire 900 mots/minutes alors que je ne peux en d�clamer plus de 150/minutes. Et je ne me sens pas inutile. Non:
je me concentre sur un autre r�le que je veux jouer: celui de motivateur. Oui! Ce que je peux faire de mieux pour mes �tudiants, c'est de susciter chez eux le feu sacr� pour ma discipline. Pour �a, ils ont besoin de moi: je vaux mieux qu'un livre, mieux que la t�l�, mieux que le multim�dia. Je consid�re m�me que mon apport est indispensable � leur d�veloppement - �mais pas comme courroie de transmission de la connaissance:
comme motivateur. Lee Iacocca, le pr�sident vedette de Chrysler dit: �Ce ne sont pas les informations, mais les gens qui sont la cl� de la r�ussite.� De la r�ussite d'une entreprise, mais de la r�ussite d'une personne aussi.
Les nouveaux �tudiants ont besoin de professeurs engag�s. Nous, les professeurs, n'avons pas le droit de d�missionner. Si les nouvelles technologies constituent une nouvelle chance pour les nouveaux �tudiants, nous devons plonger dedans. Le d�funt Premier ministre du Qu�bec Ren� L�vesque n'y allait pas de main morte quand il critiquait une certaine loi du moindre effort trop largement entretenue dans notre syst�me d'enseignement, stigmatisant la l�chet� des adultes. Il concluait: �Les jeunes savent au fond; et, confus�ment, ils en viennent - �tout de suite ou plus tard�- � nous en vouloir et � nous m�priser.� (Attendez que je me rappelle... Qu�bec-Am�rique, 1986)
Pour tenir la forme du grimpeur de falaises, il faut croire - �et c'est notre premier devoir de professeur�- croire passionn�ment et ind�fectiblement en d�pit des d�sillusions, croire avec passion � ce que l'on fait, en ce qu'on peut faire de plus. En d�finitive, c'est croire en nos �tudiants. Il nous faut donc oser. Viser plus loin, plus haut. Oser m�me, pour atteindre � l'Excellence p�dagogique jusqu'�... nous changer nous-m�mes.
Et il faut commencer d�s aujourd'hui. Aristote disait: �Le commencement est plus que la moiti� du tout.�
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