8 juin 1995 |
SOCI�T�
LES TENTATIONS DE LA CHAIRE
Fortement sollicit�s - et parfois pi�g�s - par les m�dias, les politologues sont aussi des citoyens comme les autres. Dans la nouvelle bataille constitutionnelle, o� finit le d�bat acad�mique et o� commence le combat politique?
Depuis quelques mois, ils apparaissent sur notre petit �cran chaque fois que la question constitutionnelle revient sur le tapis, ils signent des prises de position et des chroniques dans les journaux, ou donnent leur opinion � la radio. Qu'ils s'identifient clairement � une des options propos�es ou se tiennent au-dessus de la m�l�e, les professeurs de science politique disposent, avec le d�bat constitutionnel version 1995, d'un terrain de choix pour tester les th�ories peaufin�es durant toutes ces ann�es o� plus personne au Qu�bec n'osait prononcer le mot �r�f�rendum�.
Peut-on parler pour autant d'objectivit� scientifique quand les enjeux en question font appel aux convictions profondes de chacun et � ses propres valeurs? � la diff�rence du citoyen ordinaire, le politologue doit-il imposer des limites � son engagement�politique? Voil� quelques-unes des questions auxquelles plusieurs professeurs du D�partement de science politique et de la Facult� de droit, dont les noms reviennent souvent dans les m�dias, ont accept� de r�pondre.
Du silence � l'engagement
�Il est impossible pour un politologue de ne pas avoir une opinion ferme sur l'avenir du Qu�bec et du Canada, admet Henri Brun, professeur � la Facult� de droit. Tr�s vite, si un auditeur suit le d�bat il pourra faire des nuances entre les discours pr�sent�s. Je pr�f�re l'engagement � un silence douteux.� M�me son de cloche chez Max Nemni, professeur au D�partement de science politique, qui estime impossible de briser sa personnalit� en deux en distinguant les faits de l'opinion. �Je ne mets pas de masques pour que les gens me croient. Notre histoire, nos valeurs sous-tendent notre mani�re de voir le monde.� Chacun se garde donc d'afficher une neutralit� � toute �preuve et se dit conscient des courants qui peuvent influencer ses explications. De la m�me mani�re qu'un �conomiste lib�ral et un �conomiste plus social-d�mocrate ne voient pas le monde du m�me oeil.
Une opinion r�fl�chie
Les politologues tiennent �galement � affirmer que leur sympathie ou leur opinion d�coule d'une longue r�flexion intellectuelle, bien loin des coups de coeur. L'�tude de la jurisprudence de la Cour supr�me du Canada a, entre autres, entra�n� Henri Brun vers la souverainet�, tandis que Max Nemni reconna�t ne pas �tre n� f�d�raliste. Mais beaucoup de professeurs, m�me s'ils ne croient pas � la neutralit�, tentent de nuancer les positions des uns et des autres. Ou essaient, comme Jean-Pierre Derriennic, professeur au D�partement de science politique, de montrer que les probl�mes politiques sont beaucoup plus complexes que les politiciens veulent bien le faire croire.
�Nous ne sommes pas l� pour faire de la propagande mais pour analyser la situation, explique R�jean Pelletier, professeur au D�partement de science politique. M�me si notre adh�sion � un courant colore notre appr�hension de la r�alit�, il faut nuancer nos positions.� �J'ai des mouvements d'humeur que j'essaie de restreindre,� rench�rit Vincent Lemieux. Ce professeur, consid�r� comme un expert de la politique qu�b�coise, reconna�t d'ailleurs �prouver un fort scepticisme par rapport � la position des partis. Une attitude qui l'aide � tenir ses distances et lui permet de collaborer aussi bien aux travaux du Parti Qu�b�cois qu'� ceux du Parti Lib�ral. D'autant plus que, selon lui, l'interpr�tation des sondages pr�te moins � la fantaisie et au parti pris que les discussions sur le discours id�ologique.
Touche pas � ma cr�dibilit�!
Sollicit�s de toutes parts pour donner leur opinion, les politologues courent-il le risque de d�raper en c�dant � l'urgence et en commentant des documents sans aucun recul? Henri Brun craint, par exemple, que l'int�r�t de l'auditoire ne s'�mousse apr�s un trop grand nombre d'interventions t�l�visuelles ou radiophoniques. Il juge dangereux �galement l'identification � un groupe ou un parti. R�cemment, le constitutionnaliste a d� remettre les pendules � l'heure lorsque Michel Lacombe de Radio-Canada l'a pr�sent� comme conseiller du Parti Qu�b�cois. Car plus que tout, les professeurs appr�hendent de perdre leur cr�dibilit� universitaire.
�Il peut arriver que la volont� de faire une contribution au d�bat public comme citoyen entre en conflit avec le d�sir de conserver sa cr�dibilit�, reconna�t Guy Laforest, professeur au D�partement de science politique. Je pense qu'il faut prendre quelques pr�cautions en n'acceptant pas, par exemple, de contrats et en entretenant des rapports prudents avec les m�dias.�
Ce politologue sait de quoi il parle. Pendant plusieurs mois il a sign� une chronique hebdomadaire dans Le Devoir, et il a apport�, dans diverses �missions, un contrepoint souverainiste aux interventions de St�phane Dion, professeur de science politique � l'Universit� de Montr�al, clairement identifi� au camp f�d�raliste. Pourtant, Guy Laforest ne se consid�re pas comme un d�fenseur � tout crin de la politique gouvernementale. Au contraire, les deux textes dont il se sent le plus fier critiquaient durement la strat�gie r�f�rendaire du Parti Qu�b�cois.
�L'intellectuel qui sert une cause sort de son r�le, d�clare L�on Dion, professeur �m�rite qui scrute la politique qu�b�coise depuis les ann�es cinquante. Il doit savoir o� s'arr�ter car lorsqu'il s'engage, il se met au niveau des bellig�rants.� Selon lui, plusieurs politologues ont mis trop de coeur dans le d�bat actuel, ce qui a nui � la qualit� scientifique de leurs interventions. L�on Dion, qui se rem�more le manque de clairvoyance du philosophe Jean-Paul Sartre, soutient ainsi qu'il faut pr�ter une grande attention � la moralit� de la cause d�fendue pour �viter de tomber dans le fanatisme.
D�bat ou combat?
En fait, � �couter plusieurs professeurs, le risque de d�rapage du politologue vers le discours partisan vient peut-�tre des m�dias. Des m�dias qui pratiquent volontiers le face � face, par souci de sensationalisme m�me si, comme l'explique Louis Balthazar, qui enseigne au D�partement de science politique, un professeur n'a pas le droit de mettre en valeur un seul type d'argument, de parler d'un sondage et d'ignorer les autres. �Dans les d�bats contradictoires, on est plus pouss� � d�fendre une th�se, d�plore R�jean Pelletier. J'ai particip� r�cemment � une soir�e des Amis de Cit� libre o� j'�tais oppos� � St�phane Dion. Chaque fois qu'on apporte des nuances ou des b�mols dans ce genre de discussion, le public et l'interlocuteur les consid�rent comme des preuves de faiblesse.�
Pourtant, selon Guy Laforest, le D�partement de science politique a bien tir� son �pingle du jeu jusqu'� pr�sent dans le d�bat constitutionnel et les professeurs auraient pr�serv� leur cr�dibilit�. Selon lui, le r�le des universitaires dans la discussion s'av�re plus important en 1995 qu'en 1980, notamment parce qu'ils entretiennent des contacts avec un r�seau politique plus diversifi�. Deux nouveaux partis, le Bloc qu�b�cois et l'Action d�mocratique sont apparus en effet entre-temps. Mais finalement, c'est peut-�tre Louis Balthazar qui remporte la palme de la neutralit�. Ce vieux routier des interventions m�diatiques peut, dans la m�me heure, se d�clarer souverainiste ou f�d�raliste, selon qu'il dialogue avec une journaliste du Fil des �v�nements ou s'entretienne au t�l�phone, devant elle, avec un repr�sentant du Parti lib�ral...
PASCALE GU�RICOLAS