23 f�vrier 1995 |
Id�es
PROFS EN ROGNE
PAR DENISE VEILLETTE, PROFESSEURE AU D�PARTEMENT DE SOCIOLOGIE
�Ce n'est pas en augmentant le nombre de cours exig�s des professeurs que l'on am�liorera la qualit� de l'enseignement universitaire�
Dans nos universit�s qu�b�coises, la rogne grogne, � la base, dans la classe des professeur(e)s. Nos cadres, dans leurs petits, moyens et gros postes administratifs, nous les avons � l'oeil. Faudra-t-il dor�navant surveiller aussi un peu plus haut?
Comment accepter de se faire dire avec autant de v�h�mence, par le ministre de l'�ducation, de faire davantage : "Que les professeurs enseignent au lieu de faire donner leurs cours par des charg�s de cours !" C'est comme si la direction d'un h�pital lan�ait � tort et � travers : "Oyez, oyez, m�decins, gu�rissez, gu�rissez plus !"
Le tiraillement enseignement - recherche
Enseignement et/ou recherche : tiraillement et d�bat qui depuis belle lurette empoisonnent les relations de travail dans nos universit�s. Il y a le savoir � d�velopper et � diffuser. Par l'oral et par l'�criture. Qui fait quoi dans une unit� acad�mique, d�partementale ou facultaire ? L� est toute la question. Question qui renvoie � l'�quit� entre les coll�gues, aux besoins collectifs, parfois ponctuels, aux comp�tences et charismes personnels, aux variations dans les temps de carri�re, aux moments de sp�cialisation (perfectionnement, sabbatique). Bref, question qui renvoie � l'�laboration annuelle des charges de travail sur lesquelles des discussions parfois houleuses t�moignent d'enjeux difficiles. Ensemble, coll�gialement, nous acceptons de moduler, de varier, de d�grever, de d�biter, de cr�diter, d'hypoth�quer nos charges de travail, d'une part pour la survie individuelle et d'autre part pour le bien commun :
coh�rence scientifique de nos programmes, objectifs de formation des �tudiantes et des �tudiants.
Comment d�s lors s'imaginer que l'�laboration du profil de ces charges r�side dans l'invective minist�rielle d'enseigner plus ?
Comment peut-on, � l'emporte-pi�ce et sans nuance, d'un trait de parole, honnir les charg�(e)s de cours et assommer du m�me coup les professeur(e)s en les r�installant dans un enseignement qui risque -- parce que trop lourd -- de devenir r�p�titif et scl�ros�.
Les charg�(e)s de cours peuvent all�ger, d�panner, �tant parfois indispensables dans certaines situations telles que cong�s sabbatiques, cong�s de maladie, cong�s de maternit�. Un corps professoral ne peut pas toujours r�assumer seul la t�che des absentes et des absents. Ni en termes de temps, ni en termes de comp�tence. Les professeur(e)s d'universit� ne sont pas tous et toutes interchangeables. Nous n'avons pas �t� form�(e)s � la chaise musicale. La pr�sence de charg�(e)s de cours dans un d�partement renvoie les professeur(e)s � leur vrai boulot :
celui de d�velopper leur savoir dans leur champ de sp�cialisation. Il faut du temps (lectures, analyses, r�daction de notes de cours) pour introduire, � chaque session, dans tel et tel cours, quelques-uns des nombreux ouvrages li�s � notre domaine d'�tude et de recherche, qui paraissent chaque jour et dont le plus souvent nous ne pouvons qu'effleurer titres et couvertures.
Enseigner ou se r�p�ter ?
L'enseignement doit �tre un constant renouvellement ou ce n'est pas de l'enseignement. Or, faute de temps de pr�paration, on doit parfois -- pour livrer la marchandise -- se rabattre sur des cours congel�s (quand la mati�re nouvelle n'est pas pleinement assimil�e) ou sur des cours r�chauff�s (lorsque la mati�re est trop assimil�e). Ce n'est certes pas en augmentant le nombre de cours exig�s des professeur(e)s que l'on am�liorera la qualit� de l'enseignement universitaire.
Ces derni�res ann�es, l'enseignement universitaire n'a �t� valoris� que du bout des l�vres. Seule r�gne, dans sa robe de noblesse, la recherche subventionn�e. (Se demander si c'est en tant que recherche ou en tant que subventionn�e, c'est d�j� conna�tre la r�ponse p�cuniaire.) Comment nous inciter � quitter le salon bourgeois de la recherche subventionn�e -- apr�s nous y avoir tant convi�(e)s -- pour rep�n�trer dans la cuisine populaire de l'enseignement qui aurait subitement bien meilleur go�t ?
Il n'y a plus de charg�(e)s de cours. � quand les charg�(e)s de recherche pour les remplacer ? Comment cumuler, dans la pression croissante et �crasante, cours, encadrement p�dagogique, administration, direction et refonte de nos programmes, direction de m�moires de ma�trise et de th�ses de doctorat, conf�rences, participation � des comit�s, � des congr�s, services rendus � la collectivit�, publications scientifiques et de vulgarisation, recherche plus globale que pointue, plus g�n�rale que sp�cifique que constitue la pr�paration � l'enseignement de 1er cycle, puis recherche sp�cialis�e, souvent subventionn�e, orient�e vers l'enseignement aux �tudes avanc�es. Recherche subventionn�e dont l'aspect le plus ardu consiste � rechercher la subvention elle-m�me. Dans ce temps de coupures des organismes subventionnaires, mieux vaut esp�rer gagner � la loterie.
A-t-on d�j� r�alis� que l'augmentation du nombre des charg�(e)s de cours fut directement proportionnelle au ralentissement de l'affectation de postes r�guliers de professeur(e)s dans les universit�s ? A-t-on d�j� r�alis� que lorsqu'il y avait des budgets en cons�quence personne ne se plaignait que les charg�(e)s de cours enseignaient trop, ni que les professeur(e)s n'enseignaient pas assez. Tous et toutes nous avions conscience de ce besoin. Maintenant qu'il n'y a plus d'argent pour les payer, le besoin s'est comme par magie repli� sur lui-m�me... Et il reste aujourd'hui � faire pression sur les �paules des professeur(e)s pour les amener � accro�tre leurs propres t�ches : "Faites infiniment plus avec infiniment moins."
Dans d'autres milieux universitaires, soit en Europe, soit aux �tats-Unis, la multiplicit� des cat�gories et des statuts, tant personnels qu'institutionnels, donnent de bons r�sultats. On a l'air de quoi avec notre seule formule � sens unique charg�(e)s- de-cours-dehors/professeur(e)s-dedans ?
Encore une fois, femmes, attention!
Sabrer dans les programmes courts ? Id�e, s'il en est une, �minemment politically incorrect, lorsqu'on sait que ce sont majoritairement des femmes qui sont inscrites � ces certificats : au trimestre d'automne 1993, 67 % des personnes inscrites aux certificats de 1er cycle � l'Universit� Laval �taient des femmes et, parmi les inscrits (femmes et hommes) � ces certificats, dont l'�ge �tait de 36 ans ou plus, 72 % �taient des femmes*. Pour beaucoup de femmes, surtout d'un certain �ge, cette formation est peut-�tre la seule qu'elles puissent en ce moment se permettre. Et ce n'est pas parce que le programme est court qu'il n'est pas de calibre universitaire.
La rogne grogne � la base dans la classe des professeur(e)s. La Conf�rence des recteurs et principaux des universit�s du Qu�bec (CREPUQ) le sait et s'en inqui�te. Je ne crois pas cependant que la cure de beaut� puisse se faire par qui que ce soit d'autre que les personnes directement concern�es, c'est-�-dire par les professeur(e)s. Le malaise est � la base. Il r�side dans le p�ril d'un affaiblissement de la qualit� de l'enseignement universitaire. Les transformations de structures sont sans doute �l�gantes et spectaculaires, mais ce ne sont, � mon avis, ni les plus urgentes ni les plus n�cessaires. Faudrait un jour mettre enfin le cap sur la t�che professorale elle-m�me, afin de la consid�rer et de la soutenir autrement que par un "Oyez, oyez, professeurs, enseignez plus !"
Je regrette, monsieur le ministre, mais depuis mes 27 ann�es pass�es � l'universit�, deux causes me tiennent particuli�rement � coeur, la cause p�dagogique et la cause des femmes, et vous venez de porter un coup aux deux.
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* Donn�es fournies par Jocelyne Fortin du Bureau du registraire.