9 novembre 1995 |
Id�es
Pour six mis�rables mots
PAR GABRIELLE GOURDEAU,
CHARG�E DE COURS � LA FACULT� DES LETTRES
�Nous pourrions rendre � Parizeau le minimum qui revient � Parizeau: une profonde gratitude. Ne serait-ce que pour avoir cru en nous pendant un quart de si�cle. Merci, Monsieur.� Dans son discours de fin de soir�e, le 30 octobre dernier, Jacques Parizeau a eu le supr�me culot d'appeler certaines choses par leur nom. �Vote ethnique�, a-t-il l�ch�. Chez les parizeauphobes, on ne s'est pas fait prier pour sauter � pieds joints sur le �ethnique� afin de conclure � une bonne vieille incitation � la x�nophobie.
On a tendance � confondre l'aspect quantitatif et les aspects qualitatifs de la personne humaine chaque fois qu'il est le moindrement question d'ethnie. Cette distinction, primordiale, semble avoir �t� compl�tement �touff�e par le tumulte des �gos balafr�s qui crient au blasph�me depuis le 30 octobre au soir. Pour six mis�rables mots: �l'argent et le vote ethnique�, m�me les plus sens�s ont oubli� leur jugement � la maison avant de partir fustiger notre �gaffeur� national sur la place publique. Dommage.
De m�me que la femme a beau �tre l'�gale de l'homme comme �tre humain, elle est loin de lui ressembler. Car �galit� ne veut pas dire identit�. Cela dit, on ne me fera pas avaler que le vote dit ethnique (anglophone +allophone, et �ethnique� ici renvoie aux diff�rences culturelle et linguistique, rien d'autre), majoritairement non-souverainiste, a �t� fait dans le m�me esprit que le vote franco-qu�b�cois, celui du NON comme celui du OUI. De reconna�tre cette divergence d'optique ne change rien au degr� de �qu�b�cit� intrins�que des communaut�s ethniques. Il fallait voir Hanna Gartner se d�mener � CBC, le lendemain du r�f�rendum, pour soutirer aux proches collaborateurs de Monsieur Parizeau des all�gations de racisme. �Racisme�. Ce terme est entr� dans notre langue en 1930 et il renvoie � une �th�orie de la hi�rarchie des races, qui conclut � la n�cessit� de pr�server la race dite sup�rieure de tout croisement, et � son droit de dominer les autres.� (Robert) Le v�ritable raciste �tablit une hi�rarchie appuy�e sur des a priori, accordant � certaines races telle valeur intrins�que sup�rieure ou inf�rieure � celle de telle autre race, et ce, sur la seule base d'artifices tout aussi farfelus les uns que les autres, comme la configuration chromosomique, la pigmentation de la peau ou la forme de la bo�te cr�nienne. On est loin des explications de Monsieur, qui, le 30 au soir, n'a fait que d�plorer, dans des mots inspir�s par un quart de si�cle de frustrations, ce que Lise Bissonnette appelait une d�mocratie-prison dans son �ditorial du 31 octobre. Les communaut�s ethniques du Qu�bec ne sont pas les seules � condamner Jacques Parizeau pour son analyse du lundi noir. Le vaste majorit� des Qu�b�cois y vont de leurs reproches. Lucien Bouchard se dissocie des propos pariziens; Fran�ois Rebello se dit �jet� � terre�; Chr�tien est �choqu�; Mass� crie � l'exclusionnisme; Johnson condamne, etc., etc. Ne serait-il pas temps de mettre un terme aux abus engendr�s par une aseptisation linguistique de plus en plus pernicieuse? Pour un oui ou pour un non, de nos jours, on se fait traiter de �raciste�. Notre discours moderne est avant tout un discours terroris�. Il ne faut pas dire �noirs�, mais �afro-am�ricains�;
ne pas dire �vieux�, mais �personne �g�e�; ne pas dire �personne �g�e�, mais �personne du troisi�me �ge ou de l'�ge d'or�. Aujourd'hui, les personnes qui s'expriment publiquement doivent enguirlander � ce point leur discours pour ne pas choquer telle minorit� ou tel �go, qu'ils en viennent � ne plus rien dire de signifiant. � ne plus pouvoir nommer les r�alit�s par leur nom, on risque de ne plus les nommer tout court et de passer outre bien des probl�mes socio-politiques, nous r�fugiant dans la mode b�b�te de la pens�e positive qui fait chanter aux foules des niaiseries du genre �tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil�. Je vois dans cette aseptisation linguistique une autre fa�on d'encourager l'invasion par le vide dont nos civilisations occidentales font l'objet depuis une vingtaine d'ann�es. Tout dans les mains, tout dans les poches, mais rien dans le cr�ne, et dans la bouche des paroles d�lav�es au B.P.C.(bloody political correctness), c'est-�-dire vid�es de leur substance. Triste succ�dan� de l'opium religieux, l'engourdissement par le vide m�ne tout droit � la robotisation des peuples et, cons�quemment, � une s�rieuse atrophie des consciences collectives. Dangereux.
Pendant cette campagne r�f�rendaire, par exemple, nous avons pass� notre temps � nous excuser. Bourgault, Bouchard, Garcia, Parizeau, tout le monde est all� au confessionnal. Encore un peu, les tenants du OUI s'excusaient d'�tre souverainistes. J'appelle cela le syndrome Diane Jules, un malaise qui mine l'aptitude, d�j� trop modeste, du peuple qu�b�cois � se tenir debout.
Dix-sept heures, 31 octobre 1995: Jacques Parizeau annonce sa d�mission. Avalanche de �messages de sympathie� provenant des quatre coins du Canada. En gros, ils disent ceci: bons d�barras. That's it. Et une grande majorit� de Qu�b�cois de pousser un ouf de soulagement. Simplement parce que Monsieur aura dit six mots de trop. Quel sens de la mesure. Et surtout voil� une bonne excuse toute trouv�e. Puisqu'on ne peut trop bl�mer tout haut le �vote ethnique� sans passer pour des fanatiques de l'eug�nisme, justifions donc notre NON par l'ineptie d'un leader incapable de s'attirer la sympathie des communaut�s non-francophones du Qu�bec apr�s 30 ans de ronds-de-jambes, de courbettes et de mamours. Cela fait plus de deux cents ans que les Qu�b�cois s'excusent d'�tre l� aupr�s de la majorit� anglo-canadienne; voici que maintenant ils se font petits devant leurs minorit�s allophones, balbutiant des excuses, affichant une honte exag�r�e de leur Premier ministre.
Tout �a empeste le transfert de bl�me. Il est d�solant de voir avec quelle facilit� le tout Qu�bec est pr�t � jeter aux orties un homme qui, tout de m�me, tient le fort souverainiste depuis un quart de si�cle, repoussant, � l'ext�rieur, les assauts renouvel�s de la chr�tient� f�d�raliste tout en essayant, de l'int�rieur, d'extirper de son confort et de son indiff�rence un peuple qui se fait tirer l'oreille pour enfin mettre le pied sur sa Terre promise. Vingt-cinq ans � croire, � se fatiguer et � se battre pour une id�ologie. Trahi, deux fois plut�t qu'une, par les t�teux du Qu�bec-Providence et les r�cup�r�s de l'�pop�e soixante-dizarde; d�bout�, deux fois plut�t qu'une, par les minorit�s tr�s visibles de l'�le de Montr�al, Jacques Parizeau est aujourd'hui renvoy� comme un laquais n�gligent. En prime, pas de montre en or, mais un Jean Chr�tien qui rit d�j� de nous avec son prix de consolation au Qu�bec: �Reconna�tre que le Qu�bec forme une soci�t� distincte au Canada n'accordera pas de nouveaux pouvoirs � l'Assembl�e nationale�. Et voil�: le monstre du Lac Meech refait surface, et nous, tout ce que nous trouvons � faire, c'est de qu�mander des �r�conciliations�, quittes, entre- temps, � faire payer le prix de notre quasi-�mancipation � un souffre-douleur nomm� Jacques Parizeau. Pour six mis�rables mots: �l'argent et le vote ethnique.�
La violence d'une r�alit� est toujours sup�rieure � celle des mots qu'elle inspire. Si nos immigrants ont eu mal � l'ethnie en entendant l'explication de Monsieur Parizeau, le 30 au soir, les tenants du OUI, eux, ont eu mal au Qu�bec en voyant les r�sultats du vote. � chacun sa douleur, � chacun sa part de responsabilit� et, en attendant �la prochaine�, c'est guid�s par la preuve historique de sa bonne foi, et non leurr�s par des �corces sonores devenues taboues, que nous pourrions rendre � Parizeau le minimum qui revient � Parizeau, soit une profonde gratitude. Ne serait-ce que pour avoir cru en nous pendant un quart de si�cle, merci, Monsieur.