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15 septembre 1994 ![]() |
Id�es
Un peu d'herbe?
Par Bernard Arcand et Serge Bouchard (*)
* Extraits de l'ouvrage Quinze lieux communs de Bernard Arcand, professeur au D�partement d'anthropologie de l'Universit� Laval et Serge Bouchard, �crivain et consultant, publi� r�cemment chez Bor�al.
BERNARD ARCAND
Assur�ment, le gazon repr�sente un sommet de la culture et un grand triomphe de la civilisaion. Bien plus que des cath�drales gothiques, des microprocesseurs ou de la chirurgie au laser, c'est du gazon qu'il faudrait �tre fier car c'est lui qui marque le mieux notre victoire sur la nature et notre v�ritable ma�trise du monde. Le gazon est une r�duction d'herbes, une nature parfaitement domin�es. C'est l'endroit o� le tigre ne pourra jamais se cacher pour nous surprendre. Ridicule, le f�lin qui voudrait se dissimuler sur une pelouse.
SERGE BOUCHARD
Le gazon nous vient des steppes, des savanes, des prairies, puis des champs et de courtes herbes de tout acabit. C'est une sorte d'anti-for�t, de contre-sauvage, un parc, un berceau et un creuset. Dans ces espaces, un singe se l�ve, se tient debout et se met � marcher. D�sormais bien cal�e entre ses �paules velues, sa t�te se met � cro�tre, � se d�velopper du c�t� cerveau. Regardez sa main, elle fera de nombreux outils, voil� l'homme; un million d'ann�es pour aboutir � la tondeuse. Fallait-il ha�r l'herbe longue qui cachait le tigre qui lui-m�me cachait le serpent. Un million d'ann�es pour en arriver l�: tondre le gazon et aimer �a.
BERNARD ARCAND
Dans l'ordre et dans la lumi�re, il �tait normal que le gazon moderne trouve son origine dans les olont�s hi�rarchiques de la monarchie absolue. Les jardins de Versailles repr�sentent l'exemple le plus concret et le plus flagrant de l'expression du pouvoir absolu sur l'ordre du monde, que l'on croyait aussi immuable que sacr�. Les pelouses du roi �taient entretenues par des l�gions de gens arm�s de s�cateurs qui ne devaient pas beaucoup s'y amuser et qui sont peut-�tre � l'origine de l'expression: �La vie n'est pas un pique-nique!�
Pourtant, malgr� tous les exc�s de ces premiers jardins royaux, l'histoire nous enseigne clairement que les pelouses apparaissent pr�cis�ment � l'�poque o� la monarchie est �branl�e et affaiblie. � Versailles, on voit que le gazon sert d�j� d'appui aux pi�ces ma�tresses des jardins. Le gazon joue le r�le de plante de soutien, mais il annonce la d�mocratie r�volutionnaire. Bref, la pelouse a toujours eu des allures de projet social-d�mocrate. Coup� sans distinction, engraiss� et entretenu comme tous les autres, chaque brin d'herbe appartient et participe � un ensemble coop�ratif. L'herbe ne produit ni fleurs ni fruits, et ne casse pas sous l'orgae, mais chaque brin remplacera courageusement le voisin qui d�faille, pour que le tout se maintienne vert. Le gazon n'a pas �t� con�u pour les reines ni pour le polo, et pas davantage pour le croquet. Avec les progr�s de la s�curit� sociale, la pelouse est maintenant presque � la port�e de tout le monde. Sur le moindre lopin de terre, chacun peut aujourd'hui se construire un Versailles et se trouver ainsi, gr�ce � sa pelouse, consacr� roi du domaine.
SERGE BOUCHARD
Au niveau le plus bas de la terre, le gazon s'ennuie. Car contrairement � la croyance r�pandue, il aime la compagnie des mauvaises herbes. Laiss� entre brins trop semblables, il n'a pas le moral. Le plus bel espace vert est la prison de l'herbe qui s'y d�s�me. Su le terrain de golf, par exemple, le gazon travaille. Il n'est pas l� pour s'amuser. Pourtant, de son naturel, Dieu sait que l'herbe est folle. Elle a besoin de ces vagues que fait le vent lorsqu'il court sur la t�te des foins. �tre tondu comme un tapis aussi ras que commercial, cela brime les ambitions v�g�tales les plus honn�tes.
BERNARD ARCAND
On ne dira jamais assez combien le gazon est modeste, humble et respectueux. Son destin le voue � �tre constamment pi�tin� et foul� du pied. Seuls les Anglais, peut-�tre, le r�servent � la contemplation. Autrefois, au parc Lafontaine, il �tait interdit de marcher sur les pelouses. Aujourd'hui, on le peut et cette permission n'a nullement modifi� l'allure du gazon. Moins naturel que tapis, il ne d�p�rit pas, il s'use. Et alors, tout simplement, on le remplace. Le gazon est un acte d'humilit� profonde de la nature face � la splendeur humaine.
SERGE BOUCHARD
Il faut comprendre un brin. C'est incroyable ce que l'on peut trouver dans l'herbe. Le destin de l'uniformit�, une trop grande propret�, un d�sert vert o� rien ne s'�l�ve, ni le vent ni les niveaux de discussion. Bref, une fa�on de se banaliser qui sans pr�c�dent. La plan�te bleue n'est pas un espace vert. Moisissure et cauchemar. Comme un brin d'herbe court, un parmi des milliards semblables � lui-m�me, anonyme et petit, ignor� de tous hormis des tondeuses qui veillent � ce que jamais il ne puisse d�passer, r�guli�rement pi�tin� par des golfeurs qui s'amusent, dans l'attente d'�tre d�capit� par le fer d'un beau joueur ou par le bois d'un autre. Nous nous sentons souvent bien seuls au sein de nos ordres et de nos multitudes, tass�s, serr�s, retenus dans notre fa�on d'�tre, emp�ch�s de pousser.
BERNARD ARCAND
N�anmoins, l'avenir du gazon s'annonce prometteur. La fin de la guerre froide, la d�tente est-ouest, l'am�lioration des rapports nord-sud, l'explosion d�mographique, la croissance des niveaux de ie, la r�duction de la famine, la progression de l'esp�rance de vie, l'�talement urbain, bref, toutes les grandes tendances actuelles m�nent de toute �vidence au gazon. Lequel devrait poursuivre longtemps encore sa conqu�te du monde. Apr�s quelques corrections, qui pousseront les �cologistes � lutter f�rocement contre l'astro-turf et le tapis-vert-gazonn�, l'avenir du gazon para�t sans limite. On peut facilement imaginer une pelouse interminable longeant une autoroute qui traverserait tous les pays et qui ferait dix fois le tour de la terre. On peut m�me r�ver d'un jour meilleur o� des nations enti�res feraient fondre leurs cuill�res et leurs canons pour en faire des tondeuses.
SERGE BOUCHARD
Ce serait une insulte et un sacril�ge que de laisser nos morts sous une pelouse mal entretenue. Il n'est rien de plus abandonn� qu'un cimeti�re � l'abandon. Le seul culte aux anc�tres que nous connaissions et que nous devrions toujours respecter, c'est la tonte r�guli�re des herbes de nos cimeti�res. C'est plus qu'un service essentiel. Ici, la tondeuse est un objet de culte. C'est sous une belle pelouse que l'on m'enterrera. Dans le noir pour l'�ternit�, j'entendrai par en dessous le bruit familier de la tondeuse qui passe. Reconnaissant l'hiver � son long silence puis l'�t� � son joyeux piston. Ce sera la seule fa�on pour moi de compter les ans et de m'assurer que tout va bien.
BERNARD ARCAND
On ne sait pas tr�s bien d'o� vient le mot �gazon�. Il semble qu'au XIIIe si�cle, l'ancien fran�ais ait adopt� le mot wason de l'ancien allemand, par admiration pour la pratique germanique qui consistait � donner une petite motte de gazon symbolique au moment de la cession l�gale d'une terre. Mais cette coutume n'est pas certaine, l'origine reste obscure et il serait probablement beaucoup plus sage de croire que le mot �gazon� ne vient en fait de nulle part. Ce qui lui conviendrait parfaitement. Il appara�t, il surgit, il s'infiltre dans le dictionnaire quelque part entre �gazeux� et �gazouillis�, de la m�me mani�re qu'il pousse entre les pav�s, dans les craquelures du trottoir ou dans les faiblesses de l'asphalte. Et une fois inscrit au dictionnaire, impossible de l'en extirper, il revient sans cesse et comme par magie � chaque r��dition.
SERGE BOUCHARD
Le vert du gazon appartient aux univers bucoliques des �ges anciens de la raison. Je pense � l'Histoire naturelle de Buffon. J'aurais � r�sumer sa description que cela donnerait � peu pr�s ceci:
La nature sauvage est une nature, en son principe, �bouriff�e. Sans discipline, les plantes ont une croissance d�sordonn�e. Le gazon fait la preuve que nous, les �tres sup�rieurs, avons pacifi� une nature en bataille que nous avons mis de l'ordre dans ce qui autrement est un fouillis propice � la promiscuit�, � la mis�re et � la d�raison. La vierge broussaille est un monde peupl� de fant�mes et de loups-garous. La fardoche attire le brouillard et la brume. Le moindre insecte y devient mena�ant et les gens cultiv�s n'ont aucune chance sur ce terrain barbare dont m�me Dieu n'a pas eu le temps de s'occuper. Tout ce qui est sauvage est en quelque sorte un brouillon. En d'autres termes, le gigantesque effort de civilisation se r�sume � cet objectif unique: pouvoir d�jeuner sur l'herbe sans crainte de vous y enfocer, sans d�chirer votre crinoline, sans m�me avoir � d�fendre la propri�t� de votre sandwich au p�t� contre la convoitise d'un grizzly mal l�ch�. L'�tre qui jadis chassait l'aurochs et l�l�phant n'a plus rien � combattre aujourd'hui, sinon les colonies de fourmis. Certains philosophes r�actionnaires y verraient un danger pour la forme.
BERNARD ARCAND
Il faut se m�fier du gazon qui rend fou. Pas de l'herbe maudite ou du grass, le mari ou le chanvre, qui ne sont toujours qu'un m�me stup�fiant l�ger. Non, je parle plut�t du gazon ordinaire, celui qui rend vraiment fou. D'une part parce qu'il n'est jamais parfait, parce que le gazon flirte avec le pissenlit ou le tr�fle, jaunit au soleil, forme des taches, se laisse sucer par les pucerons. De Wimbledon jusqu'au Royal Qu�bec, les pr�pos�s � son entretien ont l'oreille attentive et ne connaissent qu'un sommeil l�ger; leur inqui�tude est constante et la d�raison les guette. De la m�me mani�re que l'avenir enrichit les assureurs et les gestionnaires de fonds de pension, les service d'entretien des pelouses exploitent un filon d'or vert.
D'autre part, le gazon rend fou parce qu'il appara�t toujours l� o� il n'est pas voulu. Le gazon repousse comme les poils du nez, entre les planches de la terrasse, parmi les plus belles rocailles, et les efforts combin�s de toutes les sciences occidentales n'ont pas encore permis d'inventer l'outil qui �liminerait le gazon ind�sirable. Le bombardement intensif au napalm nuirait aux fleurs du parterre. Il ne reste donc que le sarclage � la main, la courbature p�nible qui arrache brin par brin une herbe devenue mauvais et qui pousse vite et inlassablement. En somme une entreprise lente, minutieuse, r�p�titive, p�nible, interminable, d�licate, largement insens�e, facilement obs�dante et toujours frustrante.
Une pelouse impeccable exige l'emploi de produits nocifs, chers et dangereux. Se d�barasser du gazon exige des produits encore plus nocifs, plus chers et plus malsains. Nous courons � la faillite et au d�sastre �cologique. Sans compter que mettre ou arracher du gazon, le semer ou vouloir s'en d�faire, l'entretenir ou l'�liminer une fois pour toutes, tout �a peut facilement entra�ner un grave d�r�glement du syst�me nerveux central qui n'est pas du tout souhaitable.
SERGE BOUCHARD
Si nous asphaltions, cimentions, b�tonnions, bitumions la surface de tous les continents, la terre vue depuis l'espace serait un astre gris et bleu. Ce qui est assez joli et assez propre. Ce sont des couleurs m�talliques, �lectroniques et bioniques. Une palette appartenant � l'univers de la science-fiction. Admettons en effet que le vert est une sorte de moisissure: il n'est pas certain que ce soit l'image de notre monde qu enous entendons projeter dnas l'espace.