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24 novembre 1994 ![]() |
Michel Rivard: dans le mille
��a vaut pas la peine/ de laisser ceux qu'on aime/ pour aller faire tourner/ des ballons sur son nez/� � moins d'avoir v�cu sur une autre plan�te depuis vingt ans, le commun des Qu�b�cois reconna�t sans mal les premi�res lignes de La Complainte du phoque en Alaska, une chanson �crite en 1974 par Michel Rivard, leader du groupe Beau Dommage. En fait, depuis sa cr�ation, �La Complainte� n'a pas cess� de tourner � la radio et d'�tre reprise r�guli�rement par diff�rents artistes. Et si les Qu�b�cois l'entonnent volontiers lors des r�unions de famille ou d'amis, des jeunes, qui n'�taient pas n�s lors de la cr�ation de cette chanson, la chantent � leur tour.
�Ce que Michel Rivard a cr�� avec �La Complainte�, ce n'est pas un genre ni une th�matique, mais une fa�on originale d'exprimer sa vision de l'amour et de la vie en g�n�ral�, affirme Marie-H�l�ne Bergeron, qui a fait l'analyse s�miosociocritique de cinq chansons de l'auteur- compositeur-interpr�te Michel Rivard dans son m�moire de ma�trise supervis� par Roger Chamberland, du D�partement des litt�ratures. Essentiellement, la chercheuse montre que le succ�s de certaines chansons de cet artiste tient au fait qu'elles ont su toucher la corde sensible des Qu�b�cois, en r�pondant � leurs attentes socio-culturelles et esth�tiques.
Une soci�t� distincte
�En 1974, au moment de la mont�e du Parti Qu�b�cois et de l'�veil du sentiment nationaliste, Rivard va �voquer dans �La Complainte� des r�ves et des souvenirs collectifs (le cirque, Marilyn Monroe). Il n'y a rien de tel pour cr�er un sentiment d'appartenance � une collectivit�.� Les Qu�b�cois vont se sentir directement concern�s par cette chanson aux allures de fable dans laquelle l'amour s'oppose � l'argent. Selon la chercheuse, Michel Rivard a r�ussi � rejoindre l'inconscient collectif des Qu�b�cois en situant l'action en Alaska, un �tat faisant partie des Etats-Unis, �mais sans vraiment en faire partie�, de la m�me fa�on que le Qu�bec constitue une �soci�t� distincte� au sein du Canada.
En 1977, un an apr�s l'�lection au pouvoir du Parti Qu�b�cois, Michel Rivard �crit M�fiez-vous du grand amour, dans laquelle il traite du th�me de l'amour malheureux. A l'instar de plusieurs artistes qui ne se sentent plus oblig�s d'�tre les porte-�tendards de la nation, Rivard parle d'exp�riences individuelles � un public qui souhaite �galement qu'on lui parle d'autre chose que de la n�cessit� de construire un pays. Ayant r�cemment subi une cure de rajeunissement gr�ce � de nouveaux arrangements musicaux, M�fiez-vous du grand amour acquiert en 1994 une nouvelle signification avec l'av�nement du sida.
�Si le texte de Rivard avait �t� simplement univoque, le public n'en aurait certes pas redemand�, signale Marie-H�l�ne Bergeron. Seule la polys�mie, le caract�re esth�tique des textes litt�raires permet aux oeuvres de traverser le temps et aux horizons d'attente de se succ�der.� Deux ans plus tard, le chanteur �crit Le retour de Don Quichotte, dans laquelle il utilise un personnage romanesque connu, en l'occurrence le c�l�bre h�ros du roman de Cervantes, l'une des figures mythiques les plus fortes de la litt�rature mondiale.
Le vent du large
Bien que cet emprunt romanesque ait ajout� au succ�s qu'a connu la chanson, l'excellent accueil que lui ont r�serv� les Qu�b�cois d�pend probablement du fait qu'ils se soient reconnus dans ce personnage marginal et quasi-schizophr�ne qu'est Don Quichotte, selon Marie-H�l�ne Bergeron: �� l'instar de Don Quichotte qui lutte pour conserver ses id�aux, les Qu�b�cois se battent pour sauvegarder leur caract�re disctinctif dans la mer anglo-saxonne. Cette volont� de rester dans le monde de l'imaginaire se retrouve justement dans la chanson Je voudrais voir la mer, �crite en 1987. En fait, cette mer �o� dorment les requins /dans des draps de satin� n'existe que dans l'imagination de son auteur, qui vit isol� et enferm� dans la ville:Je vis dans une bulle/ Parfois mon coeur est gris/ Et derri�re la fen�tre/ Je sens tomber l'ennui/ . Id�alisation de la mer, envie d'un monde meilleur o� des enfants pourraient vivre �sans tenir un drapeau�: il n'en fallait pas plus pour que soit assur� l'avenir de ce po�me chant� qui a su toucher le public qu�b�cois en plein coeur.
L'exp�rience a toutefois �t� moins heureuse pour Le coeur de ma vie, une chanson portant sur l'urgence de d�fendre le patrimoine linguistique. Si la chanson a r�colt� un certain succ�s lors de sa sortie en 1989, il n'en demeure pas moins qu'elle n'a jamais remport� une cote d'amour durable aupr�s du public. Pourtant, signale Marie-H�l�ne Bergeron, � la veille de l'Accord du Lac Meech, tous les ingr�dients �taient r�unis pour faire de cette chanson un succ�s... sauf la chanson elle-m�me qui demeure trop terre � terre pour �mouvoir les Qu�b�cois. Et si Rivard continue de chanter Le coeur de ma vie lors des f�tes nationales ou des grands rassemblements, elle ne poss�de pas le souffle po�tique ni la puissance �vocatrice d'une chanson comme La langue de chez nous, d'Yves Duteil, par exemple, o� on sent vraiment ce �vent du large� qui incite � transformer le monde.
REN�E LAROCHELLE
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