17 novembre 1994 |
Id�es
Les analphab�tes et les technophobes
PAR GILLES WILLET
PROFESSEUR AU D�PARTEMENT D'INFORMATION ET COMMUNICATION ( * )
Bas de la premi�ere colonne:
* Extrait d'une conf�rence prononc�e lors d'un symposium international sur les techniques de communication qui s'est tenu � l'UQAM en octobre 1994.
La m�taphore de l'autoroute �lectronique contient ses propres limites ainsi que son propre potentiel d'effets pervers et de frustrations. Certains faits ne manquent pas de susciter des interrogations � propos des promesses attribu�es � la r�alisation de cette autoroute. Selon une �tude de l'Unesco, pr�s d'un milliard, ou 21,8% des individus �g�s de 15 ans et plus en l'an 2000, ne sauront ni lire ni �crire. Entre 1970 et 1985, le nombre d'illettr�s a augment� d'environ 59 millions. Depuis 1985, ce nombre est stable et ne sera que tr�s l�g�rement en baisse d'ici l'an 2000. En 1990, 35% des adultes qui vivent dans les pays en voie de d�veloppement �taient illettr�s. Cette proportion, qui �tait sup�rieure � 50% en 1970, sera peut-�tre d'environ 28% en l'an 2000. Quant aux pays les moins d�velopp�s, leur taux d'illettr�s va d�cro�tre que tr�s lentement, et un adulte sur deux sera encore illettr� en l'an 2000.
Sans m�me tenir compte du degr� de ma�trise de la lecture et de l'�criture des 78% de lettr�s de la plan�te, il est douteux que les illettr�s aient acc�s aux informations du syst�me de communication globale, ne serait ce que par l'impossibilit� financi�re de se procurer un terminal appropri� ou encore de prendre connaissance ou de comprendre l'information transmise. Dans l'�tat actuel du contexte �conomique et d'�ducation de la plan�te, il y a peu d'indices qui permettent de penser que les in�galit�s de toute nature entre les riches et les pauvres dispara�tront demain. Avec l'apparition de l'id�e sc�l�rate de la soci�t� � double vitesse, la situation des pauvres est encore plus inqui�tante.
Quant aux technophobes, ils pourraient �tre consid�r�s comme des personnes qui refusent le progr�s parce qu'elles sont incapables de s'adapter au changement. Le comportement de ces individus devrait plut�t �tre compris comme un indice du fait que certains aspects de l'espace t�l�communicationnel mettent en danger les �quilibres neurobiologiques fragiles et fluctuants de l'�tre humain. Dans cette perspective, il faudrait se rendre compte que la rupture provoqu�e par le passage de l'oralit� � l'�criture n'est pas du m�me ordre que celle provoqu�e par la cr�ation du nouvel espace artificiel et autonome de la t�l�communication. Cette situation devrait inciter les chercheurs en communication � revoir enti�rement leurs probl�matiques, leurs th�ories et leurs mod�les d'analyse.
Les promesses attribu�es � l'autoroute �lectronique laisse croire que les analphab�tes, les technophobes, les handicap�s de toute nature et les membres de toutes les minorit�s auront � leur disposition les moyens de participer aux plaisirs de transiter sur cette autoroute. Ceux qui font l'apologie de ces promesses ont de bonnes intentions. Mais ils ne tiennent pas compte de la diff�rence entre l'accessibilit� � l'information et le temps n�cessaire pour comprendre cette information et y r�fl�chir. Ils ne tiennent pas compte non plus du budget et du temps que les individus sont pr�ts � consacrer au rep�rage, � la cueillette et au d�codage de l'information disponible sur un �cran cathodique.
Les syst�mes de t�l�communication, en tant que moyens modernes de contr�le, laissent croire � la fin de la tyrannie des armes. Pourtant, cette tyrannie semble �tre remplac�e par la tyrannie des esprits. Les analphab�tes et les technophobes seront probablement les victimes les plus ignor�es de cette tyrannie. Plusieurs indices actuels vont en ce sens et sont � la source de nouveaux types de probl�mes psychologiques et socio-politiques chez les obsessionnels de la t�l�communication et du contr�le. Comme le souligne James W. Carey, les technologies dites de communication apparaissent de plus en plus comme �tant le moyen choisi par l'�lite de chaque soci�t� pour assurer sa propre survie, pour imposer un nouveau mod�le d'ordre social et pour maintenir son contr�le sur celui -ci.
Mais dans une autre perspective, Bressand et Distler consid�rent que les nouveaux r�seaux de t�l�communications sont plus que des moyens d'ubiquit� et d'�change. Ce sont des lieux de cr�ation et des sources de diff�renciation rendant possibles de nouvelles interactions
multidimensionnelles, complexes et cr�atrices. Pour ces auteurs, c'est d'ailleurs par l'�tablissement ou l'interruption de ces interactions et par la nature de celles-ci que se d�termine, � chaque instant, la "physionomie du monde".
Ce qu'il convient alors de rep�rer, d'apr�s Bressand et Distler, c'est le d�placement et non l'abolition des pouvoirs, car les r�seaux deviennent les crit�res et le fondement de la structuration sociale. Ils sont aussi des moyens favorisant l'�mergence d'une nouvelle combinatoire entre infrastructures, usages, services et centres de production et de consommation. D�s lors, l'usage des r�seaux et de leurs potentialit�s relationnelles et interactionnelles donnent un pouvoir sur le d�ploiement des pouvoirs. C'est pourquoi l'ordre apparent du monde est de moins en moins le reflet d'une intention et d'une raison pr�existante. C'est plut�t le r�sultat, temporaire, de convergences en partie accidentelles et en partie impos�es par la strat�gie de certains acteurs et par l'usage des infrastructures de t�l�communication.
Ainsi, le nouveau contexte cr�� par les r�seaux de t�l�communication appara�t comme point de rupture par rapport au pass� et comme source de mutation des soci�t�s. C'est aussi, comme le souligne Carey, un nouveau moyen d'int�gration et d'articulation des groupes d'int�r�t dispers�s partout sur la plan�te, et le moyen de mettre la t�l�communication internationale au service des diff�rences et de la tol�rance.
Ce qui inqui�te plusieurs, c'est que l'id�e d'autoroute �lectronique laisse croire � la neutralit� de la technologie. Mais � l'�vidence, l'objectif prioritaire actuelle attribu�e � cette autoroute semble �tre essentiellement �conomique. De plus, cette autoroute rec�le une intention dogmatique cach�e sous la forme d'un potentiel de contr�les de plus en plus invisibles, de plus en plus subtils et jamais in�gal�s. Dans un tel contexte, la valeur essentielle risque d'�tre le maintien � tout prix du syst�me, et non pas la red�couverte � tout prix des valeurs fondamentales sur lesquelles doivent �tre fond�es les relations et la sociabilit� humaines.
Les r�seaux de t�l�communication servent actuellement aux membres de l'�lite � s'informer entre eux, � se donner un esprit de corps, � maintenir leurs modes de penser et de repr�sentation de la r�alit� ainsi qu'� conforter leur pouvoir. Les id�es d'autoroute �lectronique et de communication globale sont donc indispensables aux membres de l'�lite qui, chacun dans leur sph�re de comp�tence, s'inqui�tent de leur p�rennit� beaucoup plus que des analphab�tes, des technophobes, des handicap�s et des minorit�s.