
Péril en la demeure
Dans son ouvrage La négation de
la nation, Eugénie Brouillet explique pourquoi le fédéralisme
canadien ne correspond plus aux aspirations du Québec
Si on se replace dans le contexte de l'époque, le régime
fédératif canadien instauré en 1867 respectait
l'identité culturelle distincte de la nation québécoise
et était loin d'être aussi centralisateur qu'on
le croit. Quelque 140 ans plus tard, ce même régime
ne colle toutefois plus à la réalité québécoise.
Comme la tendance est à un fédéralisme de
plus en centralisateur dans le cadre d'un Canada uni d'un océan
à l'autre, le Québec doit-il continuer de rêver
à un renouvellement en profondeur du fédéralisme
canadien ou décider de reprendre les rênes de son
destin en assumant les pleins pouvoirs d'un État souverain?
Ce sont ces questions qu'examine Eugénie Brouillet, professeure
de droit constitutionnel à la Faculté de droit,
dans un volumineux ouvrage intitulé La négation
de la nation. L'identité culturelle québécoise
et le fédéralisme canadien, paru tout récemment
aux éditions du Septentrion. La thèse que défend
Eugénie Brouillet dans la première moitié
de son livre est que, de ses origines en 1867 jusqu'à
la Deuxième Guerre mondiale, le fédéralisme
canadien a fait une place relativement généreuse
à l'identité culturelle et nationale québécoise.
Mais les choses se sont peu à peu gâtées
au fil des années en raison de certains événements
marquants, et c'est ce qu'explore l'auteure dans la seconde partie
du livre.
"L'analyse de l'esprit et de la lettre du régime
fédératif à l'origine révèle
que le régime respectait l'essence des préoccupations
de la nation québécoise de l'époque, explique
Eugénie Brouillet. Loin d'être restreintes aux matières
traditionnellement associées au concept de culture, comme
par exemple la langue et la religion, les provinces conservaient
le contrôle exclusif de l'ensemble de leur organisation
civile et sociale. Quant au partage des compétences matérielles,
les matières confiées exclusivement au Parlement
fédéral correspondaient aux intérêts
partagés par l'ensemble des colonies, soit la mise sur
pied d'un marché économique intégré
et la défense militaire du pays." Selon la juriste,
seule l'adoption d'un régime fédératif permettait
au Québec à la fois de s'unir avec les autres colonies
pour défendre des intérêts communs et conserver
le contrôle de son avenir en tant que peuple distinct.
Le traitement de la différence
L'un des premiers coups de grâce donnés au Québec
quant au respect du principe fédératif aura lieu
en 1949 lorsque la Cour suprême du Canada sera sacrée
dernier tribunal d'appel en toutes matières, élargissant
les possibilités pour le Parlement fédéral
d'intervenir dans des champs de compétence provinciale
exclusive. Mais de toutes les modifications apportées
à la constitution canadienne, c'est sans contredit la
Loi constitutionnelle de 1982 qui a changé radicalement
la nature et l'esprit de l'entente fédérative de
1867, estime Eugénie Brouillet. Au coeur de cette réforme,
on trouve l'enchâssement de la Charte canadienne des droits
et libertés qui fait de tous les Canadiens des citoyens
égaux. "Le concept d'égalité des citoyens
s'est progressivement transformé en un principe d'égalité
des provinces, comme s'il ne pouvait exister de différence
de traitement entre elles, explique Eugénie Brouillet.
Or, le Québec commande une différence de traitement
de par sa spécificité."
La conclusion de l'ouvrage tient en peu de mots: face à
l'improbabilité d'un renouvellement du régime fédératif
tel qu'il a été conçu en 1867 dans le respect
des différences, les Québécois peuvent se
résigner et laisser une majorité culturellement
différente décider de leur avenir collectif, signant
en quelque sorte leur arrêt de mort comme peuple. Les Québécois
peuvent aussi décider de devenir une nation et de voir
quels aménagements politiques et juridiques leur permettront,
dans le contexte international actuel, de faire leur place dans
le monde d'aujourd'hui. "L'équilibre entre l'ouverture
sur le monde et la recherche légitime d'identité
est un des plus grands défis de notre époque, conclut
Eugénie Brouillet. Il faut voir si la nation québécoise
saura relever ce défi."

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