Prêcher dans le désert
Les chercheurs souhaitent prendre position,
mais veut-on les entendre?
par Jean Hamann
C'est par un oui unanime que les participants au Bar des sciences
du 13 avril ont répondu à la question "Les
chercheurs doivent-ils prendre position?". Mais, une fois
cette belle unanimité atteinte, des voix se sont fait
entendre, parmi la cinquantaine de personnes rassemblées
au Café Loft, pour demander si les tribunes publiques
s'intéressent vraiment aux positions des chercheurs. D'autres
voix, pragmatiques celles-là, ont même carrément
demandé si les questions monétaires n'entravent
pas la belle liberté de pensée, de parole et d'action
dont les scientifiques sont censés jouir.
"Les scientifiques ne disposent pas de tribunes adéquates
pour s'engager publiquement, c'est clair. La preuve, c'est qu'on
est obligé de venir dans les bars pour être entendus!",
a lancé, en boutade, Étienne Klein, physicien
au Commissariat à l'énergie atomique de France
et spécialiste de la question du temps. "En France,
quand les journalistes interrogent un scientifique, c'est souvent
pour savoir ce qu'il pense de sujets comme l'amour et la justice,
pas pour qu'il nous dise ce qu'il sait sur les atomes."
Lorsqu'il était enfant, ce chercheur croyait que les physiciens
pouvaient être des missionnaires qui expliquent la science
au reste de la société. "J'ai fait de la vulgarisation
et j'en suis revenu. La science, ce n'est pas pour tout le monde",
reconnaît aujourd'hui l'auteur de Les Tactiques de Chronos,
(éd. Flammarion, 2003), Petit voyage dans le monde
des quanta, (éd. Flammarion, 2004), Il était
sept fois la révolution, Albert Einstein et les autres,
(éd. Flammarion 2005).
Yvon Fortin, professeur de sciences au cégep F.-X.
Garneau, juge que certains scientifiques veulent devenir les
curés de notre époque en imposant à la société
leurs propres valeurs morales. "Les scientifiques qui jouent
au prophète se trompent souvent. D'ailleurs, sur des sujets
complexes, il est courant qu'ils ne s'entendent pas entre eux.
Leur perception des enjeux sociaux n'est pas forcément
meilleure que celle des autres citoyens. Ce sont des individus
faillibles, pas des demi-dieux."
Néanmoins François Pothier, spécialiste
de la transgénèse au Département des sciences
animales de l'Université Laval, estime que les chercheurs
doivent prendre position. "D'une part, pour redonner à
la population le résultat des recherches qu'elle finance,
et d'autre part, pour donner une information juste au public.
Si on ne le fait pas, d'autres le feront à notre place,
comme ils l'ont fait dans le dossier des OGM où des faussetés
ont été colportées." Le professeur
Pothier, qui est également membre de la Commission de
l'éthique de la science et de la technologie du Québec,
juge que la science fera des progrès inégalés
au cours des prochaines années. "La communauté
scientifique doit lever les yeux de son microscope, prendre du
recul et regarder les impacts de ses travaux sur la société."
Roger A. Lessard, directeur du Département de physique,
de génie physique et d'optique, abonde dans le même
sens. "Auparavant, les étudiants en sciences pures
ne suivaient pas de cours d'éthique. On ne parlait pas
de ce sujet, comme si le chercheur fondamental avait une éthique
intrinsèque en lui." La Deuxième Guerre mondiale
s'est chargée de montrer aux physiciens que les connaissances
qu'ils développent peuvent parfois être utilisées
à des fins qui leur échappent et qui auraient mérité
une réflexion préalable et une prise de position
publique.
Les mains liées?
"Considérant la nécessité qu'ont
les chercheurs de financer leurs travaux, ont-ils les mains libres?",
a demandé Chantal Savoie, professeure au Département
des littératures. "Une fois que le scientifique est
engagé par quelqu'un, il ne peut plus s'engager. Son expertise
se monnaie", estime Jean-Claude Simard, professeur de philosophie
au Cégep de Rimouski et à l'UQAR. À cet
effet, il cite le cas des États-Unis où 50 % du
budget de R&D va à la recherche militaire, un secteur
peu réputé pour encourager l'engagement social
de ses cerveaux. Michel Duguay, professeur au Département
de génie électrique et génie informatique,
confirme: "J'ai travaillé trois ans aux Sandia National
Labs à Albuquerque, au Nouveau Mexique, sur des lasers
de puissance destinés à des applications militaires
et nous avions les mains complètement liées.
Il n'était pas question de discuter de notre travail sur
la place publique. Aux États-Unis, les chercheurs sont
souvent dans l'impossibilité de s'engager. Au Canada,
c'est mieux."
Selon Jean-Claude Simard, l'expertise des scientifiques doit
servir à éclairer des débats sociaux et
l'engagement personnel du chercheur est essentiel au contrôle
démocratique de la science. "Il s'agit là
d'un beau principe, reconnaît Étienne Klein, mais
comment l'appliquer?, s'interroge-t-il. En France, la population
réclame le droit de savoir, mais il faut que ce soit simple,
court et que ça n'exige pas d'effort. Pour en arriver
à un contrôle démocratique de la science,
il faudrait d'abord créer un désir de savoir dans
la population." Le physicien estime qu'il ne faudra pas
compter sur l'éthique pour garder la science dans le droit
chemin. "On attend trop de l'éthique si bien qu'on
ne sait plus comment la pratiquer. L'éthique est devenue
une sorte de ligne Maginot qui doit nous protéger des
dérives de la science. Les scientifiques vont toujours
trouver un moyen de la contourner.
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