
Penser scientifiquement, agir politiquement
Jean Rochon tire des leçons de son passé
de ministre et plaide pour une présence accrue des scientifiques
en politique
par Jean Hamann
"Lorsque la science soulève plus de questions
qu'elle n'apporte de réponses, elle n'est pas très
utile pour un décideur". "Dans la vie politique
de tous les jours, l'évaluation n'est pas toujours ce
qu'il y a de plus important. Il faut passer à l'action.
La décision, c'est souvent pour hier." Voilà
deux des grandes leçons que dix ans de vie politique ont
enseignées à Jean Rochon. L'ex-universitaire et
ex-politicien était de passage sur le campus le 23 mars
et, dans une salle où il avait déjà dispensé
des cours alors qu'il était professeur à la Faculté
de médecine, il a expliqué, à un auditoire
attentif de 130 personnes, la nature des rapports qu'entretiennent
la science et la politique dans l'antichambre du pouvoir.
L'homme connaît bien les deux mondes. En 1970, au moment
de la création du Département de médecine
sociale et préventive, il est embauché comme professeur
et en devient aussitôt le premier directeur. Il occupe
ce poste jusqu'à sa nomination au titre de doyen de la
Faculté de médecine en 1979. En 1985, il accepte
un poste à l'Organisation mondiale de la santé.
En 1994, il se lance en politique sous la bannière du
Parti québécois. Il est élu député
de Charlesbourg, puis nommé Ministre de la Santé
et des Services sociaux (1994-1998). Après sa réélection
en 1998, il occupe successivement les postes de ministre de la
Recherche, de la Science et de la Technologie et ministre du
Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale. En 2003,
il quitte le monde politique. Il est aujourd'hui expert associé
à l'Institut national de la santé publique.
Deux bêtes
Fort de cette expérience hybride, Jean Rochon s'est
livré à un exercice d'anatomie comparée.
"La science fonctionne sur des horizons de moyen et de long
terme, elle a pour but de comprendre le monde, de développer
des connaissances et des technologies, et la performance des
chercheurs est évaluée par les pairs et par les
organismes subventionnaires. La politique, elle, fonctionne à
court et très court terme, elle cherche à solutionner
des problèmes concrets et immédiats et c'est la
population qui évalue la qualité du travail des
politiciens. Ça fait partie de la nature des deux bêtes
et l'on ne peut rien y changer", dit-il. Résultat:
la formulation et l'adoption de politiques publiques, qui, en
principe, devraient être des processus rationnels, se révèlent,
dans les faits, la résultante de pressions diverses et
multiples qui conditionnent la décision finale. "Les
données scientifiques sont un élément important
dans la prise de décisions politiques, mais ce n'est qu'un
élément parmi tant d'autres. Nous vivons dans une
démocratie de lobby et le jeu des pressions est déterminant,
constate-t-il. Une politique n'est pas le produit d'un maître
d'oeuvre unique. Parfois, on a même de la difficulté
à s'y reconnaître."
L'ancien ministre considère néanmoins n'avoir jamais
renié ses antécédents scientifiques. "Il
m'est arrivé de devoir vivre avec des décisions
qui ne faisaient pas mon affaire, mais je n'ai jamais eu l'impression
d'avoir renoncé à ma pensée scientifique",
a-t-il déclaré en entrevue après la conférence.
Il admet toutefois que la vie politique l'a changé en
l'obligeant à s'ouvrir aux autres réalités
et préoccupations de la société qui, sur
les questions économiques et politiques, n'est pas toujours
rationnelle. "Toutefois, je suis toujours demeuré
sensible à la recherche. Même pendant la période
où il fallait couper pour atteindre le déficit
zéro, il y a deux enveloppes auxquelles je n'ai jamais
touché: l'aide aux groupes communautaires et les fonds
pour la recherche."
Difficile mariage
Jean Rochon est conscient que peu de scientifiques tentent
leur chance dans l'arène politique. "C'est normal,
avance-t-il, parce que la personnalité des gens qui sont
attirés vers les carrières scientifiques ne les
prédispose pas à la politique. Pourtant, il serait
souhaitable qu'il y ait plus de scientifiques en politique. Ça
ferait un meilleur mélange de gènes."
D'ici là, il y a intérêt à établir
une meilleure interface entre le monde de la recherche et le
monde politique, croit-il. Les chercheurs peuvent intervenir
à plusieurs stades dans l'adoption de politiques publiques,
que ce soit par l'identification de problèmes et de solutions,
comme experts lors de la formulation de politiques ou encore
par le suivi et l'évaluation des programmes. "La
science et la politique ne vont pas toujours bien ensemble, mais
ça vaut la peine d'essayer. Quand ça fonctionne,
ça donne de bons résultats et ça procure
une grande satisfaction", déclare-t-il, sans que
l'on sache trop qui, du politicien ou de l'homme de sciences,
en est le plus convaincu.
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