11 décembre 1997 |
La plus importante distinction remise à un scientifique par l'État québécois ne marque qu'une escale dans la carrière de cet océanographe au long cours.
Télévision oblige, Louis Legendre ne disposait que de soixante secondes pour prononcer son allocution de remerciement après avoir reçu son prix du Québec, le Marie-Victorin, la plus importante distinction remise par l'État québécois à un chercheur en sciences pures et appliquées. Dans ces quelques secondes, qui ne laissaient place qu'à l'essentiel, le mot "plaisir" est revenu sans arrêt comme le ressac d'une vague chargeant obstinément la côte.
"Que ce soit lorsqu'il discute avec nous, lorsqu'il travaille seul dans son bureau ou lorsqu'il nous accompagne en croisière, il semble prendre plaisir à tout ce qu'il fait, dit Asma Sakka, étudiante-chercheure du Groupe interuniversitaire de recherches océanographiques du Québec (GIROQ). Il s'enthousiasme pour tout, même pour les petits résultats sans grande importance que nous lui présentons. Il voit toujours les aspects positifs d'une situation ce qui est très encourageant pour ses étudiants."
Aujourd'hui âgé de 53 ans, Louis Legendre explique simplement comment le plaisir que lui procure la science a résisté aux vents et marées. "Une fois arrivé dans la quarantaine, un chercheur qui n'a pas réussi à s'imposer dans son domaine se décourage et se tourne vers d'autres taches; à chacun ses qualités. À l'opposé, le succès fait boule de neige: on est reconnu et estimé par ses pairs, on reçoit des invitations pour donner des conférences un peu partout dans le monde, de même que des offres de collaboration avec les meilleurs chercheurs de notre domaine. C'est ce qui m'est arrivé. De plus, j'ai la chance de travailler dans une science de synthèse où, contrairement aux disciplines plus pointues, les chercheurs plus âgés ne perdent pas automatiquement pied."
Sa quête du plaisir ne se confine pas aux choses de l'esprit. "J'aime me retrouver en croisière sur un bateau, visiter de nouveaux pays et découvrir leur culture et leur cuisine. Ça fait partie du plaisir de faire de l'océanographie. Aujourd'hui, ajoute-t-il, j'évite même les pays où la cuisine ne me plaît pas."
Coureur des mers
Ses recherches l'ont conduit du Saint-Laurent aux eaux polaires de l'Arctique
canadien, de même que dans la mer du Groenland, la mer d'Okhotsk au
Japon, les polynies arctiques du Northeast Water et du North Water, le golfe
du Maine, l'Atlantique équatorial et les récifs coralliens
de Polynésie. "J'ai visité une une soixantaine de pays
mais je ne suis spécialiste d'aucune région en particulier."
Même s'il carbure au plaisir, Louis Legendre n'a pas trouvé le succès sous le pas d'un hippocampe. "C'est avant tout un travailleur acharné qui se donne complètement à son domaine", dit le doyen André Cardinal qui le côtoie depuis son arrivée à l'Université en 1973. L'actuel directeur du GIROQ, Louis Fortier, croit que cette énorme capacité de travail lui vient de son milieu familial: d'abord son père, Viennay Legendre, réputé ichtyologue, qui a laissé d'importants ouvrages sur les poissons du Québec, mais aussi son frère, Pierre, un mathématicien avec lequel il a écrit un traité d'écologie numérique qui a fait école.
Son autre point fort est l'opiniâtreté, confirment unanimement ses deux collègues: il aime mener des batailles et les gagner. "Je l'ai eu comme professeur en 1973 et déjà, il avait des idées bien arrêtées, dit Louis Fortier. Il ne fallait surtout pas l'obstiner. Il est devenu plus diplomate avec le temps mais il peut encore sortir les griffes." Louis Legendre nuance: "Je ne me suis jamais gêné pour dire ce que je pense tout en demeurant poli. En général, les gens ont peu de respect pour ceux qui s'écrasent." Même ceux qui ont goûté à sa médecine lui vouent une certaine admiration. "Ça ne se dit pas mais c'est d'abord un type super-intelligent qui possède un esprit de synthèse remarquable", dit l'un de ses collègues qui réclame aussitôt l'anonymat.
L'ardeur qu'il a toujours mise à défendre ses idées a servi les océanographes francophones, longtemps considérés comme des underdogs, estime pour sa part Louis Fortier. "Il a compris qu'il fallait aller à l'étranger et s'imposer pour pouvoir être reconnu ici. Ses réalisations ont contribué et contribuent encore à la reconnaissance internationale du Québec dans le domaine de l'océanographie."
Un innovateur
En 1973, après un doctorat à l'Université Dalhousie
et un postdoctorat en France, Louis Legendre choisit de faire carrière
au Département de biologie de l'Université Laval, en raison
de la présence du GIROQ. "C'est grâce au GIROQ qu'on a
eu les moyens de développer la recherche océanographique au
Québec", résume-t-il. Même si le groupe de recherche
n'existait que depuis trois ans, il a contribué à le faire
passer dans l'ère moderne grâce à son approche systémique,
plutôt que descriptive, des écosystèmes marins, estime
Louis Fortier.
Les recherches du professeur Legendre portent sur l'influence des courants et du mélange vertical des masses d'eau sur la production de plancton végétal et de plancton animal, les organismes à la base des chaînes alimentaires des océans. Plus récemment, il s'est intéressé au rôle de la production biologique océanique dans l'absorption du carbone atmosphérique responsable de l'effet de serre et du réchauffement climatique.
Mais, c'est peut-être par la formation de chercheurs que Louis Legendre a le plus profondément influencé la communauté océanographique du Québec, avance Louis Fortier. Il a dirigé 18 étudiants au doctorat, 13 étudiants à la maîtrise et 18 stagiaires postdoctoraux ou attachés de recherche qui occupent maintenant presque tous des postes dans leur domaine. "Comme directeur, il est toujours ouvert à la discussion et jamais à court d'idées, dit son étudiante Asma Sakka. Cependant, il nous laisse toujours la responsabilité de la décision finale".
Louis Fortier estime que son collègue a introduit la culture de la publication scientifique au GIROQ. "La publication est notre seul produit, dit Louis Legendre. C'est le résultat de la distillation de notre démarche scientifique." Depuis 23 ans, son alambic produit à plein régime: plus de 160 articles, monographies et chapitres de livre dans les meilleures publications du domaine océanographique, à quoi s'ajoutent 13 livres ou chapitres de livre (non arbitrés) et 30 rapports de recherche. Et il maintient la cadence. "C'est intéressant que le prix Marie-Victorin soit remis à un chercheur dont la carrière est encore sur la pente montante", signale Louis Fortier.
En effet, pour Louis Legendre, ce Prix du Québec ne signifie pas qu'il a touché terre pour de bon. Il s'agit plutôt d'une escale marquée du sceau du plaisir de voir sa contribution reconnue chez lui. Sa dernière quête, entreprise il y a deux ans grâce à une bourse Killam, le pousse vers des contrées encores inexplorées. "Je voudrais développer un cadre théorique pour l'océanographie biologique afin de donner un outil de référence commun à tous les océanographes, comme Newton l'a fait avec la physique", dit-il. Un projet d'envergure qui annonce de nombreuses années de plaisir à l'horizon.