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22 mai 1997 ![]() |
Le géographe Luc Bureau a arpenté un
continent noir
où il n'y a pas que les chats qui sont gris
Avez-vous remarqué que notre époque très ordonnée et cartésienne égrenne le temps en jours, et non en nuits comme les Germains et les Gaulois? Même si l'enfant vient au monde au moment où l'astre solaire cesse d'éclairer notre moitié de Terre, on évoque son jour de naissance, et la Lune reste cruellement absente de nos raisonnements alors qu'elle inspire la racine des mots traitant des unités de mesure. Luc Bureau, professeur de géographie culturelle à la Faculté des lettres, a donc décidé d'explorer cette réalité de notre imaginaire, trop souvent ignorée, et qui échappe au géographe épris de précision. Dans son essai, Géographie de la nuit (Hexagone), il appelle à son secours la littérature, les grands mythes de création, les souvenirs d'enfance, les expressions relatives à la nuit, pour réhabiliter les ténèbres.
Loin de l'article encyclopédique ou de la thèse ennuyeuse, Géographie de la nuit se lit comme une promenade impressionniste. Entre les réflexions de Fontenelle sur l'ordre du Cosmos, la contemplation de l'étroite bande de lumière qui seule témoigne de l'activité humaine dans l'immensité canadienne nocturne, les songes d'Énée rêvant à la fondation de Rome, ou l'observation du déplacement pendulaire des banlieusards, Luc Bureau part en guerre contre quelques idées reçues sur l'envers du jour. Oui, la nuit aide les hommes à mieux percevoir les objets, même si leur contour se dérobe; oui, le progrès et l'inventivité plongent leurs racines dans les visions nocturnes; non, certains mythes fondateurs ne peuvent se dire le jour; non, le jour ne précède pas la nuit, mais la suit.
Cachez cette réalité que je ne saurais voir!
"J'ai toujours pensé qu'une culture se révélait
à travers le secret, explique Luc Bureau. Selon moi, la volonté
de transparence affichée partout actuellement en Amérique
du Nord, qui pousse les vedettes à révéler les dessous
de leur vie privée, ne permet pas de mieux connaître la réalité.
Car une autre réalité se dessine derrière, puis une
autre encore, et ce jusqu'à l'infini." Dans son essai, il assimile
donc l'amour de l'Europe pour le passé et l'histoire à son
attachement à l'obscurité, tandis que la froide Amérique
du Nord affiche son horreur du temps écoulé et de la noirceur.
Conscient des limites de la métaphore, Luc Bureau reconnait toutefois
que sa réflexion aurait pu aisément s'articuler autour d'un
postulat contraire.
Ainsi va la nuit, cette période magique et mouvante qui permet tous les retournements et accueille volontiers indifféremment vérités et mensonges. La logique diurne n'a plus cours et le terrien distrait peut tout aussi bien demander la lune, qu'en tomber, la décrocher, ou y risquer un rendez-vous. C'est l'heure lunaire où les "Chronoclastes", un idiome créé par Luc Bureau sur le modèle d'iconoclaste, laissent libre cours à leurs désirs. Poètes surréalistes, joyeux fétards, bohèmes, une race en voie d'extinction selon l'auteur, prennent le contrôle de la ville endormie sans demander de compte au temps qui passe. Le matin venu, par contre, les... "Chronolâtres", qui regrettent sans cesse de manquer de temps, tracent des autouroutes pour relier plus rapidement un point A à un point B. Heureusement, pour quelques heures, des livres comme Géographie de la nuit les placent hors du temps.