Idées par Jean-Marc Narbonne: «L'empreinte de Socrate»
Idées
L'empreinte de Socrate
PAR JEAN-MARC NARBONNE
DOYEN DE LA FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
«Le statut accordé à la philosophie à l'Université
Laval correspond exactement au statut disciplinaire qui est le sien: assimilable
à aucun champ du savoir particulier mais en interaction avec tous.»
Le rapport sur la Restructuration de l'Université Laval qui vient
d'être déposé à la séance du Conseil universitaire
du 5 mars dernier et publié dans Au fil des événements
(volume 31, numéro 25, 14 mars 1996), recommande que la Faculté
de philosophie devienne un département et qu'elle soit provisoirement
rattachée à la Faculté des lettres ou à la Faculté
des sciences sociales. Les professeurs de la Faculté de philosophie
ont récemment réagi dans un document commun aux propositions
du Comité Bélanger qui impliquaient entre autres la transformation
du statut actuel de la Faculté de philosophie et s'y sont opposés.
En tant que responsable de cette unité et sans préjuger de
l'attitude que pourront adopter les différents membres de la Faculté,
j'ai pensé qu'il conviendrait de faire connaître à la
collectivité universitaire le point de vue qui est le mien dans cette
affaire et d'ainsi tenter d'apporter au débat qui ne manquera pas
de s'engager sous peu sur cette question, l'éclairage dont je suis
capable.
Il faut d'abord dire que ce dernier rapport qui fait la synthèse
des propositions du Comité Bélanger et des réactions
qu'il a suscitées rassemble plusieurs recommandations stimulantes
et pleines de bon sens. En regard du jugement à mon avis trop sévère
que portait le rapport Bélanger sur les structures actuelles de notre
université et du projet de refonte globale de toutes nos structures
qui l'accompagnait (création inédite de quatre secteurs disciplinaires,
abolition de certains organismes centraux, etc.), les recommandations du
présent rapport frappent par leur caractère pragmatique. Plusieurs
d'entre elles sont en effet non seulement souhaitables en elles-mêmes,
mais peuvent être mises en oeuvre rapidement sans trop de heurts.
On ne peut par ailleurs que remercier le comité d'avoir proposé
pour chacune de ces recommandations un cheminement particulier.
Quelques remarques sur l'ensemble du document
J'aborde ce qui concerne tout d'abord certaines faiblesses du document dans
son ensemble sur lesquelles il me paraît nécessaire d'attirer
l'attention, et me pencherai ensuite sur la recommandation spécifique,
à mon point de vue malheureuse, dont la Faculté de philosophie
fait l'objet dans ce rapport. Les deux points, on le verra, sont du reste
liés l'un à l'autre.
L'une des faiblesses du rapport est évidemment l'absence complète
de données concernant les économies financières que
la restructuration préconisée pourrait générer.
C'était pourtant là l'une des motivations importantes à
l'origine du travail du comité de première génération
Bélanger, et les auteurs du second rapport signalent eux-mêmes
que ce fait a été déploré par plusieurs par
la suite. Le but visé ne paraît donc pas consister en une réduction
des coûts, ce que confirmerait au surplus la recommandation 16 du
rapport qui envisage la possible scission de l'actuelle Faculté des
sciences et de génie, dont les auteurs reconnaissent pourtant qu'elle
« entraînerait des coûts supplémentaires »(p.
39).
On comprend mal, par ailleurs, étant donné l'importance toute
relative que le comité avoue accorder aux questions de structure,
allant jusqu'à soutenir « qu'il faut chercher ailleurs
que du côté des structures l'essentiel de la solution aux problèmes
repérés »(p. 18), le nombre impressionnant de modifications
structurelles auxquelles le rapport aboutit, modifications touchant à
la fois des organismes centraux de l'université, les différentes
Ecoles que compte l'université et environ la moitié des facultés
qui la composent.
Quelques modifications structurelles ad hoc là où le besoin
s'en faisait clairement ressentir et où une demande significative
du milieu se laissait reconnaître ne suffiraient-elles pas dans ce
contexte? La somme considérable de temps et d'énergie qui
sera ainsi drainée à l'échelle de l'université
au profit d'une réflexion sur les structures dont on n'espère
aucune économie réelle ne laisse pas de rendre perplexe. Une
chose est sûre, c'est que dans le cas de la Faculté de philosophie
l'offre dépasse la demande (comme c'est, me semble-t-il, aussi le
cas ailleurs), et même la contredit franchement; de toute évidence,
l'argument du comité selon lequel « les gens à la
base savent probablement mieux que quiconque ce qui est bon pour leur unité »(p.
20) n'a pas prévalu pour la nôtre!
Mais c'est au niveau des principes directeurs à la base du rapport
lui-même que le problème le plus sérieux apparaît.
Ces principes directeurs sont 1° décentralisation-responsabilité-imputabilité;
2° reconnaissance de la diversité (refus du « mur
à mur »); 3° comparabilité avec d'autres universités;
4° allégement de l'administration; et enfin, 5° conservation
de l'acquis (refus de la « table rase »). Deux tendances
lourdes s'en dégagent: d'une part l'attention que l'on souhaite porter
à la situation propre de l'Université Laval et aux besoins
différenciés qu'elle manifeste (pr. 1°, 2°, 4°
et 5°); d'autre part (pr. 3°) le souci de s'aligner sur le modèle
d'autres universités ou d'offrir tout au moins un visage apparenté
au leur. Ces deux tendances lourdes s'opposent cependant à plusieurs
égards. En effet, au principe directeur le plus déterminant
selon le comité, celui de la décentralisation-responsabilité-imputabilité,
s'associent naturellement la reconnaissance de la diversité, l'allégement
de l'administration et la conservation des acquis. De son côté,
le principe de comparabilité tend au contraire à effacer ce
qui constitue le propre (compte tenu justement de son histoire et de la
culture particulière qui est la sienne) de l'Université Laval.
C'est ainsi que l'objectif de décentralisation de notre université
se heurte aux modèles des universités auxquelles on cherche
en même temps à la comparer. On ne peut à la fois viser
la décentralisation et s'aligner sur le modèle d'institutions
fondamentalement centralisées (l'exemple type étant évidemment
les Facultés des arts et des sciences que l'on retrouve à
Montréal, Toronto et Queen's). Or à la lecture du rapport
l'on voit bien que c'est finalement la tendance centralisatrice et/ou mimétique
qui a triomphé. Quand on aura scindé la Faculté de
sciences et de génie selon le modèle pratiqué dans
les universités comparées, fusionné la Faculté
des sciences sociales et la Faculté des lettres, puis intégré
à ce nouvel ensemble à la fois la Faculté des arts
actuelle et la Faculté de philosophie, on peut se demander ce qu'il
restera de particulier, du point de vue des structures, au sein de notre
institution. La plupart de ces recommandations, il faut bien en être
conscient, vont de surcroît exactement à l'encontre de la décentralisation
projetée.
Si vraiment la question des structures n'est pas fondamentale pour le développement
de notre université, si on ne peut espérer aucune économie
substantielle des modifications proposées, si l'optique de l'uniformisation
et de la symétrie doit être abandonnée au profit d'une
approche plurielle, plus respectueuse des traditions diverses dont s'est
enrichie notre université, si enfin l'objectif de la décentralisation
nous paraît en effet digne d'être poursuivi, il faut alors souhaiter
que la pluralité facultaire qui est actuellement la nôtre,
et qui est un des fleurons de notre institution, soit préservée
malgré tout.
Le cas de la Faculté de philosophie
J'en viens à la question du statut de la Faculté de philosophie.
Il est vrai que l'Université Laval est la seule université
nord-américaine à compter une Faculté de philosophie
(il en existe cependant plusieurs notamment en France et en Allemagne).
J'y vois pour ma part un atout, une marque distinctive et positive de notre
université. De toute évidence, les auteurs du rapport voient
là un défaut, une sorte d'atavisme, ou à tout le moins
quelque chose de suspect. Suspect, semble-t-il, en raison même de
son unicité nord-américaine. Le principe de comparabilité
joue ici à fond, au détriment de celui de la décentralisation.
C'est d'ailleurs en définitive la seule chose que l'on reproche à
cette faculté.
Je voudrais montrer ici qu'en réservant le statut de faculté
à la philosophie, c'est l'Université Laval qui a raison contre
ceux qui cherchent à inféoder cette discipline singulière
à tel ou tel champ du savoir, puisqu'elle n'appartient de soi à
aucun en particulier, ce que, paradoxalement, les auteurs du rapport reconnaissent
eux-mêmes (« La question du rattachement de l'éventuel
département de philosophie est beaucoup plus difficile... Même
si l'on créait à Laval une grande faculté des sciences
humaines, la philosophie n'y serait pas parfaitement à l'aise ... »
p. 42).
La philosophie est une discipline essentiellement critique en interface
avec toutes les autres disciplines. Elle met en question les fondements
généraux de la connaissance, se penche sur le rapport originel
de l'homme au monde, et analyse les présupposés et les méthodes
des différents savoirs positifs dont la science moderne est formée.
C'est en ce sens que la philosophie a partie liée avec toutes les
disciplines sans être réductible à aucune.
La philosophie n'est pas juriste, et pourtant elle questionne le droit (philosophie
du droit); la philosophie ne relève pas des sciences médicales,
et pourtant elle questionne la médecine et son rapport à la
vie (bio-éthique); la philosophie n'est pas en soi vouée à
l'éducation, et pourtant elle questionne les méthodes et les
contenus des sciences de l'éducation (philosophie de l'éducation,
philosophie pour les enfants, etc.); la philosophie n'est pas une science
«dure», et pourtant elle analyse et critique les méthodes
et techniques déployées par ces sciences (philosophie des
sciences, philosophie des mathématiques, épistémologie,
etc.); la philosophie n'est pas une science sociale, et pourtant elle questionne
le politique, l'anthropologie, etc. (philosophie politique, anthropologie
philosophique, etc.); la philosophie n'appartient pas aux beaux-arts, n'est
impliquée dans la production d'aucune oeuvre, et pourtant elle interroge
la notion même du Beau dans ses différentes manifestations
(esthétique, philosophie des arts, de la musique, etc.); la philosophie
n'est pas une discipline littéraire, et pourtant elle se penche sur
les notions d'historicité, de littérarité, sur la logique
discursive et ses effets (philosophie de l'histoire, de la littérature,
logique, rhétorique, poétique, etc.).
C'est ainsi qu'on peut questionner la philosophie de toute activité,
approche ou décision, qu'on peut même poser la question de
la philosophie sous-jacente à telle ou telle conception du divin
ou du sacré, mais que poser la question de la philosophie de la philosophie
est encore et toujours un acte philosophique. La philosophie garde en cela
son empreinte éminemment socratique. Comme Socrate l'inclassable,
à la fois étrange et sans lieu assignable (atopos), questionnant
aussi bien le potier que le roi ou le tyran, l'esclave que le guerrier ou
le juriste, avouant ne rien savoir, ou plutôt ne posséder que
le savoir du non-savoir, la philosophie met en doute et met à distance,
questionne ce qui apparemment se présente justement comme hors de
question.
Le statut accordé à la philosophie à l'Université
Laval correspond ainsi exactement au statut disciplinaire qui est le sien:
assimilable à aucun champ du savoir particulier mais en interaction
avec tous.
Pour avoir étudié et oeuvré dans d'autres universités
du Québec et de l'étranger, je ne connais aucune unité
de philosophie qui ait autant d'échanges et de relations avec les
autres composantes de son institution que la Faculté de philosophie
de l'Université Laval. Chacun connaît les cours de Principes
de logique et Pensée et rédaction que nous diffusons sur tout
le campus et hors du campus. Chacun connaît notre implication en bio-éthique,
en droit, en philosophie pour enfants, en éthique du travail, en
déontologie et en sciences de l'éducation. J'avoue donc ne
pas comprendre le besoin qu'aurait notre faculté de « se
frotter » à d'autres disciplines au sein d'un ensemble
centralisé ( être subordonné à tel ou tel champ
disciplinaire n'est d'ailleurs pas « se frotter », mais s'aliéner
aux autres champs dont nous participons également).
Il ne s'agit d'ailleurs pas de « faire coexister plusieurs modèles
[à savoir le modèle européen et le modèle nord-américain]
chez nous »(p. 42), comme l'avance le comité, puisque la
Faculté de philosophie comme organe décentralisé existe
déjà, mais de créer de toutes pièces une super-faculté
des sciences humaines et des arts sur le modèle américain
au détriment de ce qui existe déjà et fonctionne bien.
Il s'agit de créer la centralisation au préjudice de la décentralisation
déjà en place. Seule la création d'une méga-faculté
des arts et des sciences confondus pourrait légitimement soulever
la question du rapatriement possible de la Faculté de philosophie.
Mais à vrai dire, même dans le cas d'une hypothèse aussi
extrême, le statut actuel de la Faculté de philosophie me paraîtrait
conserver plusieurs avantages. Toujours est-il que la philosophie n'est
pas des lettres, ne relève pas des sciences sociales, n'est pas non
plus un mélange des deux, qui la couperait artificiellement de son
rapport naturel aux sciences pures, à la médecine, au droit,
etc.
Je ne m'attarde pas à la question du prestige passé et actuel
de la Faculté de philosophie dont chacun peut juger par lui-même
et qui n'est du reste contesté par personne. Mais je dis qu'il faut
des motifs forts pour défaire ce qui est, que le rapport du comité
n'en fournit aucun, et qu'au contraire tout milite en faveur du maintien
de notre statut présent. Je crois que la visibilité facultaire
dont jouit la réflexion philosophique à Laval contribue à
la renommée de notre institution, qu'elle constitue une vitrine unique
dans le paysage nord-américain dont notre université peut
s'enorgueillir. J'estime que dans la tourmente de nos sociétés
actuelles où la structure hiérarchique de nos valeurs traditionnelles
est constamment ramenée au tribunal de la raison, la fonction critique
de la philosophie, de plus en plus sollicitée et nécessaire,
doit pouvoir s'exercer sans limitation ni contrainte, et que la structure
facultaire actuelle est plus apte qu'aucune autre à assurer à
la philosophie la liberté d'action et de réflexion dont elle
a besoin et qu'on attend d'elle.