Il a fallu pas moins de quatre ans d’efforts à Gary Kobinger, directeur du Centre de recherche en infectiologie, pour que Joanne Liu vienne partager son expérience à Médecins sans frontières (MSF) avec les chercheurs et les étudiants. La rencontre publique a finalement eu lieu le 20 septembre. Dans son récit très émotif, cette médecin rompue aux situations d’urgence a choisi de revenir sur trois épisodes importants de son mandat comme présidente, à savoir l’épidémie d’Ebola en 2014, l’attaque de l’hôpital de MSF par les forces américaines en Afghanistan et les déplacements de population. Des expériences marquantes qui illustrent à la fois l’influence de cette organisation de 68 000 personnes lorsqu’elle intervient en zone de guerre et de conflits armés et les incroyables difficultés qu’elle rencontre pour soigner des populations vulnérables.
«L’Ebola a été une grande leçon d’humilité pour nous», reconnaît l’ex-présidente de MSF avec le recul. À l’écran, elle projette une photo coup de poing. Des malades allongés à même le sol attendent une consultation devant l’un des centres de traitement de MSF à Morovia, au Libéria, en août 2014. «On n’avait que des bouteilles d’eau à leur donner; les morgues étaient trop petites pour accueillir tous les corps», se souvient-elle avec douleur.
Devant faire face à une épidémie d’une ampleur sans précédent, l’organisation médicale a commis plusieurs erreurs de communication, analyse après coup la conférencière. Ainsi, en brûlant les dépouilles des personnes infectées pour tenter de limiter la propagation de la maladie, MSF s’est attiré l’hostilité des communautés locales, très sensibles à l’importance des rites funéraires. Il a fallu plusieurs mois de travail acharné ensuite pour convaincre les malades de se rapprocher des soignants.
Joanne Liu a aussi usé de tout son pouvoir de persuasion pour secouer l’indifférence planétaire face à cette épidémie qui a provoqué près de 11 000 décès en Afrique. Elle a réussi à participer à une rencontre du Conseil de sécurité des Nations unies pour informer ses membres sur la gravité de la situation, alors que cette instance évite généralement les sujets médicaux. Finalement, les Nations Unies se sont mobilisées contre l’Ebola. Une lutte à laquelle Gary Kobinger a participé en travaillant d’arrache-pied avec son équipe sur un vaccin capable de lutter contre cette fièvre hémorragique. «Beaucoup de pays dans lesquels on intervenait, comme la Guinée ou la Sierra Leone, n’avaient pas de comité d’éthique, se souvient l’infectiologue. Cela a retardé parfois les campagnes de vaccination, car il fallait d’abord s’entendre sur des protocoles précis.»
Le bombardement par les forces américaines du centre de traumatologie de MSF à Kondoz en Afghanistan, qui a fait 42 morts le 3 octobre 2015, a poussé Joanne Liu à reprendre le chemin du siège des Nations Unies. Son but: exiger une meilleure protection des lieux de guérison. «Il fallait que je puisse changer la tragédie en quelque chose de positif», analyse la conférencière. Ses efforts ont permis à plus de 80 pays de voter une résolution afin que les hôpitaux ne fassent plus l’objet de frappes militaires, mais malheureusement les attaques ont continué. Il reste que l’ex-présidente de MSF a réussi à lutter contre l’impunité des États qui commettent ces bombardements en les dénonçant sur la place publique.
Joanne Liu a aussi consacré beaucoup d’efforts à défendre toutes celles et tous ceux qui fuient leur pays; 350 000 personnes prennent la route chaque année en Amérique centrale à la recherche d’un avenir meilleur, rappelle la conférencière. «La plupart n’ont pas le choix de partir, car leur société est dirigée par des réseaux de criminels. Or, les gouvernements, obsédés par la sécurité, les arrêtent et les traitent comme des bandits.» Optimiste malgré tout, Joanne Liu a fait appel au public. «J’espère que vous ne serez pas des leaders qui vont entretenir la peur, qui empêche de voir la part d’humanité en l’autre», a-t-elle lancé. Un message qui réjouit Gary Kobinger, qui a confiance en la capacité d’étudiants en droit, en sociologie, en psychologie, en génie – et non pas seulement en médecine – de s’impliquer dans des organisations qui luttent pour changer le monde.