«L’Europe est tiraillée entre deux forces, les États-Unis et la Chine. Nous avons avec les Américains une position d’alliés fondamentale. Nous avons par ailleurs construit des relations commerciales relativement importantes avec le géant chinois. Et l’Europe n’a pas l’intention de devoir choisir entre l’un ou l’autre pays. Nous ne voulons pas d’une position où l’on serait alignés sur l’un ou sur l’autre. Une entreprise mondiale doit pouvoir commercer avec les deux puissances. Nous ne sommes pas effrayés qu’une partie de l’Europe soit plus près de la Chine dans le dossier de la nouvelle route de la soie. Ce pays constitue une autre clientèle que nous voulons assumer. Aujourd’hui, les États-Unis et la Chine écoutent l’Europe. Nous sommes assez courtisés.»
C’est le message qu’a livré l’ancien premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, le mercredi 16 juin, durant une conférence en ligne organisée par l’Institut CEDIMES et la Chaire Stephen-A.-Jarislowsky en gestion des affaires internationales de l’Université Laval, en collaboration avec la Fondation Prospective et Innovation. Ce webinaire s’est déroulé sur le thème «L’Europe dans le jeu d’un monde sino-américanisé». Il a réuni plus de 530 personnes, provenant de 39 pays.
Rappelons-le, Jean-Pierre Raffarin a été premier ministre de 2002 à 2005. De 2011 à 2014, il a occupé la vice-présidence du Sénat français. Il est actuellement professeur à l’ESCP Business School à Paris. Parmi ses activités internationales, mentionnons celle de représentant spécial du gouvernement français pour la Chine depuis janvier 2018. Comme auteur, il a notamment publié Chine, le grand paradoxe: pour le réveil de l’Europe, en 2020. En 2019, ce grand connaisseur de la Chine, pays qu’il visite régulièrement, a reçu la Médaille de l’amitié du gouvernement chinois.
Dans ce monde en mutation, dominé par ces deux grandes puissances économiques que sont les États-Unis (numéro un) et la Chine (numéro deux), l’Europe a tout intérêt à favoriser le dialogue avec ces deux partenaires. «Comme disait de Gaulle, rappelle Jean-Pierre Raffarin, il faut parler à tout le monde. Cela dit, nous, Occidentaux, ne sommes pas préparés à la pensée chinoise pour pouvoir dialoguer et en tirer de bonnes choses. Or, il ne peut y avoir de paix si on ne parle pas avec l’adversaire. Il faut être autour de la table et travailler avec eux dans un esprit multilatéraliste.»
Le mode de réflexion chinois associe les contraires. «C’est une pensée en deux temps, le yin et le yang, explique-t-il. Nous, notre moteur intellectuel est à trois temps: thèse, antithèse, synthèse.»
Selon lui, le modèle de développement de la Chine repose sur quatre bases: le contrôle démographique, le socle agricole, l’ouverture internationale et l’effort éducatif d’excellence.
Le conférencier précise que la source de la puissance chinoise est le commerce. «C’est un peuple commerçant, affirme-t-il. Progressivement, ce pays s’est développé, a gagné en puissance et joue un rôle de plus en plus important comme concurrent des grandes puissances. Sa stratégie du début peut se résumer à "Avançons lentement et ne faisons pas peur". Cette approche crée un rapport de force qui ne nécessite pas le conflit. Les Chinois ont un proverbe: le bon général gagne les guerres sans combattre, en affichant sa puissance.»
S’assumer comme grande puissance
La Chine est entrée à l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Mais ce n’est qu’à partir des Jeux olympiques d’été de Pékin, en 2008, où le pays hôte termine premier pour les médailles d’or, que le gouvernement chinois décide de s’assumer et de montrer sa force. «En 2013, poursuit-il, Xi Jinping devient président. Il assume être un leader à l’occidentale. Il lance l’ambitieux projet de nouvelle route de la soie visant à relier par rail la Chine à l’Europe. Il augmente le budget militaire, lequel est actuellement en hausse de l’ordre de 10% par an, et il crée la grande foire de Shanghai. Il dote la Chine d’un visage et d’une incarnation.»
Rompant avec la tradition chinoise, Xi Jinping est devenu une figure mondiale de leadership à l’occidentale. Avec ses grands projets, la Chine a intimidé d’abord ses voisins, ensuite progressivement l’Europe qui craint pour ses valeurs démocratiques. Dans cette logique, une tension a commencé à apparaître.
«Notre logique comme Européens, aujourd’hui, est d’affirmer notre identité démocratique face à la Chine, soutient Jean-Pierre Raffarin. La ligne rouge à ne pas franchir est l’État de droit, les droits de la personne et la réciprocité. Je vais chez toi et tu viens chez moi. On a le droit de faire chez toi ce que tu fais chez moi.»
Selon lui, la réaction des États-Unis est qu’il faut contenir l’expansion de la Chine. «Les Américains, souligne-t-il, ont décidé d’engager des rapports de force visant à plafonner ce développement. En ce sens, Joe Biden suit les orientations de Donald Trump, qui disait qu’il faut se protéger de la Chine. Nos amis américains voudraient prendre leurs distances vis-à-vis de ce pays. En Afrique, par exemple, les États-Unis cherchent à diminuer l’influence chinoise. Sur ce continent, la Chine est le premier constructeur d’infrastructures.»
Le conférencier explique que la force de l’Europe, dans l’adversité, est de se rassembler. «Les Français et les Allemands, dit-il, ont su se réconcilier après la guerre, même s’il existe toujours une compétition fraternelle.» Selon lui, les deux pays ont su s’associer de plus en plus sur le plan commercial vis-à-vis de la Chine. «En novembre prochain, ajoute-t-il, le président Macron effectuera une visite officielle en Chine. Il rencontrera le président Xi Jinping. Des chefs d’entreprise français l’accompagneront, ainsi que des chefs d’entreprise allemands. Aujourd’hui, les entreprises allemandes sont davantage présentes dans ce pays que les entreprises françaises. La France a néanmoins de très importants investissements en Chine.»
Il est possible de visionner la conférence en ligne.