En 2011, l’administration Obama annonçait un rééquilibrage stratégique des États-Unis vers la région indo-pacifique avec, à la clé, un désengagement au Moyen-Orient et en Asie centrale. Désormais, la superpuissance américaine consacrerait moins d’efforts à des pays comme l’Irak, l’Iran et l’Afghanistan pour s’occuper davantage d’une vaste région dominée économiquement par le géant chinois. Dix ans plus tard, et dans un contexte de rivalité accrue entre grandes puissances, le centre de gravité de la diplomatie et de la défense américaines s’est-il bel et bien déplacé vers l’Asie? L’administration Trump a-t-elle compromis cette stratégie en retirant les États-Unis des affaires du monde? Comment les alliés traditionnels de Washington ont-ils réagi à cette stratégie du pivot?
Ces questionnements ont été abordés le vendredi 26 février par des experts universitaires et militaires réunis lors d’un colloque en mode virtuel organisé par le Réseau d’analyse stratégique. Ce réseau fut créé dans le cadre d’un programme du ministère de la Défense nationale du Canada. Ce regroupement pancanadien rassemble plus de 60 chercheurs, collaborateurs et partenaires, dont l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval.
Selon Jonathan Paquin, professeur au Département de science politique, il est clair qu’il y a eu un rééquilibrage américain vers l’Asie. «Les forces navales y sont plus présentes, explique-t-il. Soixante pour cent de ces forces sont sur place, contre 50% avant 2011. Et Washington a renforcé ses relations stratégiques avec ses alliés de l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Il s’est rapproché du Japon, de la Corée du Sud, des Philippines, de l’Australie. Les manœuvres militaires conjointes ont augmenté, ainsi que les échanges d’informations.»
Le retrait relatif des États-Unis ne s’est pas fait uniquement dans la gestion des affaires moyen-orientales, mais aussi dans la gestion des affaires européennes. Dans les capitales des nations européennes alliées, ce retrait serait plutôt bien vu.
«Les alliés européens sont plutôt favorables au pivot américain puisqu’une majorité d’entre eux craignent la Chine en matière militaire, poursuit le professeur. En même temps, ce pivot et ce retrait relatif des États-Unis donnent plus de marge de manœuvre aux Européens qui tendent davantage vers l’autonomie stratégique. Plusieurs ont donc adopté la stratégie du hedging. C’est-à-dire un ensemble d’actions visant à éviter un choix stratégique clair.»
En Asie, les alliés de Washington jouent sur deux tableaux. Ils profitent des occasions d’affaires avec la Chine tout en restant des alliés sur le plan militaire avec les Américains.
«Il est clair que l’administration Biden mise sur la coopération entre alliés, soutient Jonathan Paquin. Ainsi, les États-Unis et le Japon sont liés par un traité de défense mutuel depuis les années 1950. Ce traité inclut les îles Senkaku, un petit archipel inhabité situé dans la mer de Chine orientale revendiqué par la Chine, Taïwan et le Japon.»
Et Joe Biden, à quelle enseigne loge-t-il vis-à-vis de la Chine? «Son approche est très dure, il maintient l’approche “confrontationnelle” de l’administration Trump, répond-il. La guerre commerciale en cours et que menait l’ancien président comprend des taxes douanières d’une valeur marchande de 370 milliards de dollars.»
Et cette autre grande puissance qu’est la Russie? Selon le professeur, le retrait relatif des États-Unis de l’Europe encourage ce pays à tester davantage le système de surveillance de l’OTAN, l’alliance politique et militaire de l’Atlantique nord. «Ça semble être le cas, dit-il. Et la Russie est beaucoup plus présente au Moyen-Orient, maintenant que les États-Unis regardent dans une autre direction.» Selon lui, la Russie a réussi son rapprochement avec la Chine dans la dernière décennie, alors qu’une telle tentative, cette fois avec l’Europe, avait échoué. «Ce pays, explique-t-il, est une puissance conservatrice à la recherche d’un statut. Son objectif est que le monde soit le plus multipolaire possible afin que le pôle dominant américain ne soit qu’un parmi d’autres.»
Un autre pays qui profite du désengagement américain au Moyen-Orient est l’Iran. «L’Iran, affirme Jonathan Paquin, veut être un joueur incontournable dans la région. En 2011, Téhéran avait interprété l’annonce du rééquilibrage stratégique des États-Unis en ces termes: c’est une libération pour nous, cela marque la fin de la domination israélo-américaine, cela indique que nous entrons dans une nouvelle ère pour un grand Moyen-Orient.»