Thomas, 12 ans, est excité. Il est en train d’atteindre l’ultime niveau dans un jeu en ligne fort populaire, ce qui lui permettra de s’acheter la voiture de ses rêves (virtuellement, bien sûr). Comme bien des adolescents, il adore ce jeu qui lui permet notamment d’acquérir des voitures performantes et de luxe. Et comme pour bien d’autres jeux qu’il adore, il a dû répondre «oui», dès le départ, à la question suivante: «Acceptez-vous les conditions d'utilisation?».
Le célèbre lanceur d’alerte et expert en cybersécurité Edward Snowden saurait certes se retrouver dans cette fiction, lui qui se qualifiait de «gamer» dans sa jeunesse.
«À l’époque où j’étais adolescent, les jeux vidéo impliquaient des défis individuels, c’est-à-dire que c’était le joueur contre le jeu, contre sa console. Il s’agissait donc d’une expérience locale de jeu, dans laquelle toutes les aventures et les histoires créées étaient simplement conservées sur la console de jeu, qui était simplement installée à côté de la télévision. Aujourd’hui, la réalité est la suivante: les jeunes jouent sur plusieurs plateformes – téléphone, tablette, ordinateur ou console de jeu – et la plupart des jeux sont conçus pour ne pas fonctionner sans une connexion réseau. De plus, il y a évidemment cette tendance: bon nombre de jeux, offerts à la base gratuitement, sont conçus pour des pratiques de télémétrie. Autrement dit, lorsque le joueur veut jouer, il se trouve nécessairement – et souvent inconsciemment – à offrir des données d’expérience de jeu en tant qu’utilisateur au développeur.»
Pour cet analyste de renom, informaticien et ex-employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA), il n’y a pas de doute: ces jeux, largement interconnectés et en ligne, peuvent faciliter les pratiques de surveillance de masse. En fait, grâce notamment à des mécaniques de monétisation, plusieurs de ces jeux se trouvent connectés à des systèmes de surveillance des consommateurs permettant le déploiement de publicité ciblée et autres stratégies d’influence. Ainsi, selon lui, les joueurs d'aujourd'hui jouent résolument pour la surveillance. Alors, devrions-nous être inquiets? «Évidemment», dit le célèbre lanceur d’alerte.
«L’expérience de jeu crée un "vortex" dans lequel notre vie en ligne et notre vraie vie deviennent de plus en plus brouillées. Nous ne voyons pas à quel point nous sommes surveillés. Nous ne réalisons pas à quel point des choses aussi banales, telles que la façon dont nous jouons à des jeux vidéo, sont quantifiées, analysées, puis éventuellement vendues à des intérêts privés. Autrement dit, le joueur n’est plus considéré comme un joueur, mais comme un consommateur payant et surveillé […]. Aujourd'hui, contrairement au passé, nous n’avons plus le contrôle de notre expérience de jeu. Bref, le jeu n’est pas là pour augmenter notre plaisir, mais plutôt pour augmenter les intérêts financiers des développeurs.»
La professeure Annie-Claude Savard de l’École de travail social et de criminologie, de la Chaire de recherche sur l’étude du jeu et de l’équipe de recherche Habitudes de vie Et Recherches MultidisciplinairES (HERMES), va dans le même sens.
«Les citoyens, explique-t-elle, ne savent pas à quel point il y a des données qui sont récoltées à travers leurs différents comportements et l’usage qu’ils font notamment des jeux mobiles et de toutes les données qui peuvent être partagées à leur sujet auprès d’entreprises ou d'autres entités. On parle donc ici d'un système de surveillance de manière élargie. Par exemple, on peut penser aux fameuses conditions d’utilisation qu’on doit, la plupart du temps, accepter avant de pouvoir jouer. Dans les faits, qui lit cela? À peu près personne, car ça prend des heures à lire et c’est écrit en très petits caractères… Pourtant, c’est très intéressant de s’y attarder, puisqu’on y découvre notamment que cela donne le droit à des compagnies de partager nos données avec d’autres compagnies, qui, elles, peuvent ensuite, par exemple, nous cibler pour des publicités en lien avec des préférences que nous avons exprimées dans notre expérience de jeu… Or, nos données personnelles valent une fortune pour les compagnies.»
Et que dit Edward Snowden aux joueurs qui estiment qu’ils n’ont rien à cacher, c'est-à-dire ceux qui sont pratiquement indifférents à ce phénomène? Esquissant un léger sourire, l’expert en cybersécurité répond: «Ceci, c'est aussi dire que notre vie privée nous importe peu, puisque nous n’avons rien à cacher… Ou encore que notre liberté d’expression nous importe peu, puisque nous n’avons rien à dire… Pour ma part, je dirais plutôt que la liberté d’expression consiste à nous exprimer et à prendre chacun la place qui nous revient, à laquelle nous avons droit dans la société. De plus, dans une société libre, nous ne devrions pas avoir à justifier nos droits, sinon on ne parle pas de droits… Plutôt que dénoncer les lanceurs d’alerte et multiplier les enquêtes à leur endroit, pourquoi les gouvernements n’expliquent-ils pas à la société les raisons pour lesquelles ils doivent avoir accès aux informations de masse?»
Une conférence fort appréciée
Edward Snowden présentait, le 13 mai, la conférence en ligne «Ce que les jeux m’ont appris – jouer pour et contre la surveillance de masse». Cette conférence constituait l’activité de clôture du symposium interactif Gam(bl)ing: marchandisation du récréatif à l’ère du numérique, organisé par la Chaire de recherche sur l’étude du jeu et l’équipe de recherche HERMES, dont fait partie la professeure Annie-Claude Savard. La présentation d’Edward Snowden était suivie d’un entretien avec la journaliste de Radio-Canada et nouvelle correspondante à Washington Azeb Wolde-Giorghis et d’une séance dirigée de questions venant de l’auditoire.
Les «révélations Snowden»
En 2013, Edward Snowden, ancien employé de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la National Security Agency (NSA), alors âgé de 29 ans, révèle l'existence de plusieurs programmes de surveillance de masse américains et britanniques sans précédent, capables de s'infiltrer dans la vie privée de chaque personne sur la planète
Pour en savoir plus:
Chaire de recherche sur l’étude du jeu
«Ce que les "révélations Snowden" ont changé depuis 2013», Le Monde
Edward Snowden: Wikipédia
Mémoires vives, Edward Snowden, Étienne Menanteau, Aurélien Blanchard, Éditions du Seuil