«Le directeur place devant moi un stylo, me tend une feuille à en-tête de l’université: “Votre signature.” Je lis ma démission. Le coup est ignoble. […] Je me lève, saisis la lettre. “Je ne signe rien de ce qui vient de vous. Je partirai au moment qui me conviendra.” […] L’autre hurle: “De l’insoumission? Des menaces? Vous refusez d’obéir?”»
Cet échange musclé constitue l’un des moments clés d’Insoumissions, le plus récent roman du professeur à la retraite Hans-Jürgen Greif publié chez Québec Amérique. Ce livre est également le troisième de la trilogie allemande du romancier. La scène se déroule dans le bureau du directeur du Département des études slaves et germaniques de l’Université Laval, un Européen arriviste et magouilleur. Le personnage principal est un jeune professeur de littérature allemande arrivé de la République fédérale d’Allemagne un an et demi plus tôt. Nous sommes en décembre 1970, quelques semaines après la Crise d’octobre au Québec.
«Mon roman est en partie autobiographique, explique Hans-Jürgen Greif, un spécialiste de la littérature allemande, française, italienne et anglaise du 19e siècle. Comme ce jeune professeur, j’ai été engagé par l’Université Laval en 1969 pour un contrat de deux ans. Ces deux années, pour moi, ont été assez difficiles. Mais après la reconfiguration de la Faculté, j’ai été heureux au Département des littératures. Deux emplois m’attendaient en Allemagne, mais j’ai choisi de rester ici. J’ai enseigné les littératures française et allemande pendant 35 ans. Et cinquante ans après mon arrivée à l’Université, je me suis dit que le temps était venu de faire le bilan de ma vie au Québec.»
Le livre relate les premières années d’un immigrant telles que vécues de l’intérieur, dans le Québec en ébullition de la Révolution tranquille. Au même moment, la patrie de l’auteur est traversée par les «années de plomb» caractérisées par une menace constante du terrorisme. Elles dureront trente ans. «L’Université Laval a joué un rôle central dans ma vie, affirme-t-il. Elle m’a permis d’éviter une période extrêmement difficile en Allemagne. Je n’aurais pas aimé vivre cette période très sombre, très dure. Je pensais arriver dans un pays calme et tout à fait convenable. J’avais évité la Fraction Armée rouge, une organisation terroriste d’extrême gauche, pour trouver ici le Front de libération du Québec. Je me suis demandé ce que j’avais fait au bon Dieu pour atterrir ici!»
Un journal empreint d’intelligence et d’humanité
Insoumissions est écrit sous la forme d’un journal. Ce récit intimiste au contenu politique et social est empreint d’intelligence et d’humanité. L’auteur décrit avec style et sensibilité la complexité de l’expérience de l’immigration. Dans la première partie de ce livre de plus de 300 pages, Hans-Jürgen Greif raconte sa vie professionnelle en Allemagne avant son immigration. Il s’est notamment occupé pendant trois étés consécutifs de réfugiés issus des provinces de l’Est de l’ex-Reich allemand, lesquels ont tout perdu après la Seconde Guerre mondiale.
Le fait français est bien présent dans ce roman, et pas seulement au Québec. L’auteur est né en Sarre, une région frontalière avec la France. Il fera ses études en Allemagne, mais aussi dans ce pays, ainsi qu’en Italie. Dans le lycée sarrois qu’il fréquente, l’adolescent côtoie des confrères allemands ayant des noms français. Chez lui, sa mère d’origine italienne est aidée par une bonne française. Son père a des origines française et allemande. À l’Université de la Sarre à Saarbrücken, il termine une thèse de doctorat sur un poète du Risorgimento italien. Il passera un été à Berlin dans une famille allemande au nom français, les Gontrand. Le fils, qu’il a connu à Saarbrücken, rédige une thèse de doctorat sur les huguenots français installés en Prusse après la révocation de l’édit de Nantes. Enfin, il y a Hélène, une étudiante française connue à l’Université de Caen, en Normandie, où il étudie, et dont il s’éprend.
Quand le père du protagoniste apprend que son fils veut étudier de nouveau à l’étranger, cette fois en Italie, il entre dans une sainte colère. «Je t’ai proposé une carrière dans la fonction publique. Tu t’es plutôt inscrit en littérature. Tu ne suis pas mes conseils? Très bien, fais ton chemin tout seul. Plus un sou de ma part. En France, tu as déjà dépensé une partie de l’héritage de ta mère. Ce qui reste, je l’ai bloqué. Tu ne partiras pas en Italie pour dépenser mon argent. Comporte-toi en adulte responsable. Et oublie cette Française. Loin des yeux, loin du coeur.»
Hans-Jürgen Greif établit un parallèle entre son père et le directeur de département qui fait la vie dure à son personnage à l’Université Laval. «Les deux sont autoritaires et issus de la même génération, explique-t-il. Les deux ont survécu à la guerre et sont le produit de l’après-guerre. Officier de la Wehrmacht, libéré après le conflit, mon père rentre chez lui à Saarbrücken, dans un land dévasté par les bombardements alliés. «Cet homme arrogant et intransigeant, explique l’écrivain, est d’une rigueur terrible à l’endroit de ses deux garçons. Il va jusqu’à la brutalité physique. Le mien était scandalisé par le fait que je parlais mal l’allemand. Comme mon personnage insoumis, j’ai dit non à mon père, j’ai dit non à mon ancienne patrie et j’ai dit non à mon directeur de département. En Allemagne, j’ai claqué la porte de trois institutions où je travaillais, l’Université de la Sarre, le Goethe-Institut et la Munich International Academy. Il fallait ne pas se laisser faire. Je ne me suis jamais laissé faire.»
Un polyglotte érudit
Le romancier parle couramment six langues. Polyglotte, érudit, ce dernier est aussi un grand amoureux des livres. Sa bibliothèque en contient pas moins de 6000. «Ce sont mes amis, dit-il. Je suis un mordu de la littérature. C’est la chose la plus importante de ma vie.» Comme auteur, il a publié des essais, des romans et des nouvelles. Insoumissions est son onzième roman. «La littérature, poursuit-il, nous fait voyager en ouvrant notre esprit. Elle permet de nous distraire. Elle nous apporte de nouvelles connaissances. C’est un moyen tellement direct de s’enrichir comme personne, et surtout d’une grande discrétion.»
Selon lui, le hasard n’existe pas. «Il est important, quand on regarde en arrière, de comprendre que notre vie est toujours le résultat de nos projets et de nos décisions», soutient-il. Pour lui, un immigré de première génération ne peut pas se sentir totalement citoyen du pays d’accueil. «Il manque un élément de base pour cela, l’enfance, affirme-t-il. Il manque tous les souvenirs qui s’accumulent durant les premières années de vie. Au Québec, les hivers, les bonnes odeurs de cuisine, je ne peux pas m’en émouvoir.»
S’il avait été un jeune intellectuel dans l’Allemagne des années 1930, qu’aurait-il fait devant la montée du nazisme? «Je ne me suis jamais posé la question, répond-il. J’aurais observé pendant un certain temps. J’ai beaucoup de problèmes avec la dictature, le lavage de cerveau et la brutalité. J’aurais été porté vers l’exil, je crois, en Angleterre.»