Mais qui donc est cette femme qui ose affronter les Félix-Antoine Savard et consorts de l’Université et se faire la défenseure de la laïcité avant l’heure? Première diplômée de la Faculté des lettres, Jeanne Lapointe a été professeure au Département des littératures de 1944 à 1987 en plus d’avoir participé à la Commission Parent (1961-1967) sur l’enseignement dans la province ainsi qu’à la Commission Bird (1967-1970) sur la condition des femmes au Canada. Femme engagée, pédagogue, mentore, essayiste et critique littéraire, Jeanne Lapointe, qui est décédée en 2006, a été tout cela, ce qui ne l’a pas empêchée de rester dans l’ombre.
L’ouvrage intitulé Jeanne Lapointe, artisane de la Révolution tranquille, publié il y a deux mois aux éditions Tryptique, entend remédier en partie à ce problème en colligeant les hommages de plusieurs personnalités québécoises qui ont fréquenté cette femme d’action, dont le sociologue Guy Rocher, les écrivaines Marie-Claire Blais et Louky Bersianik, ainsi que le critique littéraire Gilles Marcotte. On doit ce livre à Chantal Théry, professeure au Département des littératures, qui a eu Jeanne Lapointe pour collègue pendant plus de 25 ans, et qui ne cesse de vouloir la faire connaître, notamment par des articles publiés dans des revues savantes et une exposition, en 2007, à la Bibliothèque.
«C’était une femme inspirante et stimulante, une intellectuelle et une pionnière de premier plan. C’est seulement au cours de mes discussions avec elle puis à son décès que j’ai mesuré l’étendue et l’originalité de son travail», affirme-t-elle. «Le changement des mentalités et de la société était son principal objectif, poursuit-elle. Elle croyait qu’une éducation accessible à tous était le meilleur levier pour y arriver.»
Dans la préface de l’ouvrage, Chantal Théry parle de Jeanne Lapointe comme «d’une penseuse non conformiste, d’une essayiste incisive et d’une redoutable pourfendeuse de lieux communs, de préjugés et de stéréotypes». Propos qui font écho à ceux de Guy Rocher, qui l’a côtoyée à la Commission Parent, et de Monique Bégin, collègue à la Commission Bird. Selon le premier, Jeanne était en contact avec les mouvements d’avant-garde et il qualifie son attitude de philosophie radicale de gauche. Ne désirait-elle pas abolir les collèges classiques et mettre fin à l’enseignement religieux? Première rédactrice du rapport, son travail a été inestimable, juge-t-il aujourd’hui, notamment grâce à sa méthodologie, la qualité de son écriture, la force de ses idées et de son engagement. Quant à Monique Bégin, elle se rappelle à quel point la Commission Bird fut une révélation pour la professeure qui « est tombée à pieds joints dans cette littérature » [féministe]. Son côté militant a pris alors le pas sur celui de l’intellectuelle chevronnée, raconte-t-elle. Jeanne Lapointe était de toutes les réformes: à la suite de cette expérience, elle intégrera les perspectives psychanalytiques et féministes dans ses propres travaux en critique littéraire.
Totalement dévouée à l’enseignement, Jeanne Lapointe s’est faite la mentore de plusieurs écrivaines, cherchant par tous les moyens à faire éclore leurs talents. Lectrice attentive d’Anne Hébert, elle était une proche de Gabrielle Roy et de la journaliste Judith Jasmin ainsi que la correctrice, la critique et l’agente littéraire de Louky Bersianik ou encore de Marie-Claire Blais qu’elle a encouragée dès les tout débuts. Dans son hommage, cette dernière raconte d’ailleurs que Jeanne Lapointe accueillait chez elle, rue d’Auteuil, les étudiants et étudiantes qui travaillaient de jour et ne pouvaient qu’étudier le soir, à qui elle faisait découvrir Simone Weil, Dostoïevski, Faulkner et Graham Greene. Car Jeanne Lapointe «estimait que la littérature et l’écriture étaient un chemin sacré vers la connaissance», rapporte l’écrivaine. Son intransigeance n’avait d’égal que sa générosité et elle défendait de toute son âme «le libre exercice du jugement critique, de l’expression de la sensibilité et de la subjectivité».
Tout lecteur qui referme le livre de la professeure Théry sur Jeanne Lapointe se dit qu’il vient de découvrir un être d’exception, mais il risque également de rester sur sa faim. À quand un livre plus touffu sur cette chantre de la modernité? «J’ai constitué un recueil des articles de Jeanne et la publication de cette anthologie fait toujours partie de mes projets. D’ailleurs, toute collaboration sera la bienvenue», ajoute celle qui serait bien prête à diriger un doctorat sur le sujet!