Franchir la porte du bureau et laisser la vie domestique derrière? Très peu pour les femmes cadres. Une étude qui s'est penchée sur leurs expériences professionnelles et personnelles démontre à quel point les différentes sphères de leur vie sont liées et comment elles développent un mode de fonctionnement hyperefficace et des stratégies pour mener à bien leurs activités. Flexibilité des horaires et des lieux de travail, aide-domestique et… téléphone cellulaire leur permettent de maintenir le cap.
«Parlez-moi de votre travail au quotidien. En quoi ça consiste? Quelles sont vos tâches? Les défis que vous rencontrez?» Émilie Giguère, professeure à la Faculté des sciences de l'éducation et porteuse de ce projet, a effectué des entretiens individuels auprès de 51 femmes cadres québécoises. Toutes étaient en poste depuis plus de deux ans et travaillaient pour une organisation de plus de 250 employés, soit une grande ou une très grande entreprise, par souci d'homogénéité. Pour avoir un échantillon diversifié, les participantes étaient d'âge varié, la plupart d'entre elles avaient entre 41 et 60 ans, la moitié était formée en management, la majorité était en couple, avec petits ou grands enfants.
«En tant que jeune femme, je voulais voir comment se jouaient les enjeux du travail des femmes dans les hautes sphères», indique Émilie Giguère, qui a cosigné l'étude avec la professeure Louise St-Arnaud et la professionnelle de recherche Karine Bilodeau, aussi de la Faculté des sciences de l'éducation.
«Le travail ne s'arrête jamais»
Quelle réalité se dégage des entrevues? «Le travail ne s'arrête jamais. C'est ce qu'on peut penser du verbatim», résume la chercheuse. L'encadrement ou la gestion exige de longues heures de travail, un engagement difficilement quantifiable, alors que les activités professionnelles, salariées, sont liées à des activités moins tangibles, comme planifier, organiser, voir trois coups d'avance, ajuster. Pour se maintenir en poste, poursuit Émilie Giguère, les femmes cadres ne misent pas seulement sur des stratégies pour mieux concilier le travail d'un côté et la famille de l'autre, mais sur un mode opératoire d'hyperefficacité afin d'«arriver à tenir tout ça ensemble, le travail visible et le travail invisible, le travail d'encadrement et le travail domestique».
Certaines s'appuient sur la flexibilité des lieux de travail et des horaires, d'autres sous-traitent des activités. «Des participantes vont avoir une cuisinière, une personne qui fait le ménage, une autre qui fait l'entretien extérieur, peut-être une nounou aussi, si les enfants sont jeunes, ou quelqu'un qui va venir tôt le matin ou après l'école.» Si le fait de payer l'ensemble de ce personnel domestique salarié n'est pas un problème pour les unes, il peut s'avérer coûteux pour les autres. «Je me suis organisée chèrement», a confié une participante en riant.
Courses, repas, lessive, devoirs, soins aux enfants, aux parents ou aux beaux-parents vieillissants… Les témoignages recueillis laissent entrevoir que les tâches domestiques incombent encore beaucoup aux femmes. Du moins pour les 51 participantes rencontrées. «En recherche qualitative, on ne peut pas généraliser à l'ensemble de la population des cadres, il faut se garder une certaine réserve», souligne la chercheuse.
Elle rapporte que lors des entretiens de groupe qu'elle a menés, en plus des rencontres individuelles, les participantes plus avancées dans leur parcours avaient espoir que ce serait différent chez les jeunes d'aujourd'hui. Ce à quoi les jeunes participantes ont répondu: «Regardez ce que l'on vit, ce à quoi on est confrontées. Est-ce si différent, finalement?»
Le cellulaire, précieux allié
Au courant de sa recherche, Émilie Giguère a été surprise de constater à quel point les femmes cadres interrogées utilisaient les technologies de l'information et des communications, dont le téléphone cellulaire. Elles ont expliqué que cet outil permet non seulement de rassembler leurs activités de travail, mais de garder «caché» en réunion l'échange de textos avec le conjoint ou les enfants, en cas d'imprévus.
En contrepartie, les hommes cadres qui s'investissent dans la conciliation travail-famille sont plutôt bien vus, mentionne Émilie Giguère en citant d'autres études. «Ah! Il prend soin de ses enfants! Oh! Il va aux rendez-vous!»
Le temps est peut-être venu pour les femmes cadres de «rendre l'invisible visible», soulève la chercheuse. Plusieurs participantes lui ont d'ailleurs mentionné qu'elles aimeraient pouvoir discuter de ces résultats de recherche dans leur milieu, de pouvoir mettre des mots sur leur réalité.
«Les réseaux sont des lieux intéressants pour les femmes cadres, dans la mesure où ils permettent de nommer, de partager et de discuter de l'ensemble des dimensions de leur vécu de travail. Selon des participantes, certains réseaux sont plus propices à ces échanges, tandis que d'autres le sont moins», nuance la chercheuse.
Selon les données de Statistique Canada, les femmes constituent près de la moitié des personnes en emploi au Québec, alors qu'elles n'occupent qu'un peu plus du tiers des emplois en gestion (36%), proportion qui n'a pas bougé en 10 ans. La représentation féminine du côté des postes de cadres supérieurs a toutefois connu une augmentation, passant de 24,4% en 2012 à 34,7% en 2021. Dans un portrait socioéconomique des femmes cadres, Statistique Canada souligne qu'elles «ont tendance à occuper des postes de niveau inférieur à ceux qu'occupent les hommes, ou avec un moindre pouvoir décisionnel». Elles gagnent aussi environ 56% de moins que les hommes cadres.