Au-delà des chiffres: stimuler la réflexion éthique des comptables de demain grâce à l’engagement et l’émotion. C’est là le titre de la ressource pédagogique créée par deux enseignantes de l’École de comptabilité de l’Université Laval, les professeures Claire-France Picard et Cynthia Courtois, pour le cours d’éthique en comptabilité qu’elles donnent aux étudiantes et aux étudiants du baccalauréat en comptabilité et à celles et ceux inscrits au MBA. Le 11 mai, au Séminaire de Québec, pour la qualité et l’originalité de leur réalisation, les deux enseignantes ont reçu des mains de la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, le Prix de la ministre 2022 dans la catégorie Ressources didactiques complémentaires – enseignement universitaire.
Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, les deux professeures seront le 11 juin, à Saskatoon, au congrès annuel de l’Association canadienne des professeurs de comptabilité afin de recevoir le prix Howard Teall pour l’innovation en enseignement de la comptabilité. Le site Web de l’association souligne «l’approche unique et novatrice» de la ressource pédagogique des deux enseignantes.
«Le marché des affaires se complexifie énormément, explique Cynthia Courtois. Il y a beaucoup plus d’enjeux éthiques qu’auparavant et les comptables sont de plus en plus conscients de tous ces enjeux qui gravitent autour d’eux.»
Selon elle, le grand public peut parfois avoir l’impression que travailler sur des chiffres peut être quelque chose de froid et de très rationnel. «Au contraire, dit-elle, de multiples décisions prises à partir des données fournies par le comptable, qui paraissent simples et presque banales à première vue, peuvent devenir extrêmement complexes et comporter des enjeux éthiques.»
Au-delà des chiffres, le comptable peut être impliqué dans la sphère décisionnelle, son travail touchant à des enjeux humains, comme la mise à pied d’employés en raison du ralentissement de l’économie.
«C’est un peu ça, indique-t-elle, que nous avons essayé de mettre en scénarios à l’intérieur de notre ressource pédagogique.»
Les deux enseignantes ont d’abord aligné leur pédagogie sur des outils traditionnels, soit des mises en situation et des dilemmes éthiques écrits. En cours de route, elles ont réalisé qu’il était difficile d’amener les étudiants à s’engager profondément dans leur apprentissage. Une revue de la documentation scientifique leur a permis de comprendre que le niveau d’engagement des individus est fortement lié aux émotions qu’ils ressentent. Partant de là, elles ont conçu une série de simulations.
«Nous avions toujours l’impression que quelque chose manquait, raconte Cynthia Courtois. Les réponses des étudiants étaient peut-être plus rationnelles, mais ce n’était pas réaliste. Dans un dilemme écrit, l’étudiant arrive généralement à rester assez rationnel par rapport à la situation. Mais nous avions l’impression que ce n’était pas ce que l’étudiant ferait dans la vraie vie s’il était confronté à tel ou tel problème éthique. La revue de la littérature nous a fait réaliser que l’émotion est le catalyseur de l’action, qu’elle fait partie intégrante d’une décision éthique. Nous avons développé notre ressource dans cette direction.»
Une approche pragmatique de l’éthique
Claire-France Picard et Cynthia Courtois utilisent leur ressource pédagogique depuis la session d’automne 2021. Celle-ci consiste en 10 simulations expérientielles et interactives distinctes inspirées de cas réels et réparties tout au long de la session. Chaque simulation commence par un élément déclencheur qui amène l’étudiant à vivre une gamme d’émotions. Au départ, il se voit attribuer le rôle d’un comptable au sein d’une organisation fictive, soit un cabinet d’audit soit une entreprise. Cinq rôles par organisation ont été créés dans des secteurs tels que audit, fiscalité, comptabilité financière. Au fil des semaines, l’étudiant doit remplir un journal de bord dans lequel il indique les émotions ressenties, les enjeux anticipés, les réflexions suscitées, et autres.
Cet outil pédagogique recourt de façon importante à la technologie: courriels fictifs, messages vocaux, vidéos. Chacun de ces outils renforce le réalisme des scénarios. C’est particulièrement le cas avec la présence, dans les vidéos, de deux acteurs professionnels.
«Dans nos scénarios, nous nous sommes inspirées des patrons que nous avons eus et de plusieurs histoires réelles racontées par des comptables autour de nous, explique la professeure Picard. Dans leurs commentaires, de nombreux étudiants ont fait ressortir que le jeu des comédiens, qu’ils trouvaient crédible, avait contribué pour beaucoup à leur engagement dans les simulations.»
Une vidéo met en scène une rencontre avec le patron dans le bureau de l’étudiante ou de l’étudiant. Les images sont filmées de manière à ce que la caméra représente les yeux de l’étudiante ou de l’étudiant. Ainsi, l’impression est donnée que le patron s’adresse elle ou à lui personnellement. Cette façon de faire vise à accroître l’engagement. «Le patron, souligne-t-elle, dit à son employé qu’il n’est pas content de telle ou telle chose, ce qui suscite, dans une certaine mesure, des émotions. Tout ce qui s’est construit dans les dernières semaines va culminer par une décision personnelle à la suite du commentaire du patron qui va lui dire: acceptes-tu de faire ce que je te demande de faire? Les choses ne s’arrêtent pas là, car une seconde vidéo montre la réaction du patron.»
Une erreur commise dans les comptes à recevoir
Une des simulations a pour point de départ une erreur commise dans les comptes à recevoir par une analyste nouvellement en poste. Cette erreur représente un gros enjeu, car elle pourrait amener l’entreprise à perdre son financement auprès d’une banque. L’étudiante ou l’étudiant, qui joue le rôle de coordonnateur aux comptes à recevoir, reçoit un message identifiant la fautive, qui par ailleurs traverse de grosses difficultés dans sa vie personnelle. Il se dit que probablement elle n’a pas été suffisamment bien supervisée et qu’il serait dommage qu’elle perde son emploi. Dans sa rencontre avec le patron, celui-ci lui demande le nom de l’employée. Il lui dit qu’il a de la pression de la haute direction, qu’il a absolument besoin d’un nom. L’étudiant doit alors décider s’il révèle l’identité de l’employée fautive. S’il le fait, son équipe va-t-elle perdre confiance en lui? S’il ne le fait pas, devra-t-il dire adieu à une éventuelle promotion?
La réaction du patron à la suite du refus du comptable va comme suit. «Ça fait partie de ta job de coordonnateur de prendre des décisions difficiles et de dénoncer quelqu’un qui n’est pas capable de faire un travail de qualité. Si tu ne veux pas nous le dire, c’est ton choix. Mais tu peux être sûr d’une affaire: nous autres on va en parler aux autres membres de ton équipe et on va finir par trouver la personne responsable. Penses-y. Mais à ta place, j’essaierais pas de protéger quelqu’un d’incompétent. Tu sais, il y en a plusieurs dans ton équipe qui rêvent juste d’avoir ton poste.»
La simulation met en place un espace protégé où les étudiantes et les étudiants peuvent se sentir à l’aise de prendre leurs propres décisions, d’en assumer la responsabilité. «Dans cet espace, soutient Claire-France Picard, ils ont la possibilité de tester leurs décisions sans conséquence réelle, et de les changer en revenant en arrière pour voir comment les choses auraient pu être autrement. C’est une expérience à vivre au cours de laquelle on renforce son «muscle éthique» et qui aide à prendre des décisions éclairées. Jusqu’à présent, nous avons reçu de bons échos des étudiants au baccalauréat comme au MBA. Bien souvent, ces derniers ont une expérience professionnelle. Ils sont très contents parce que les simulations sont très proches de la pratique. Elles permettent d’avoir et de vivre un contexte concret. Certains en ont même parlé à des collègues au bureau. Les dilemmes que l’on a créés sont vraiment collés sur la réalité.»