Aux fins de son mémoire de maîtrise en cinéma, Marianne Gravel a analysé 20 de ces documentaires signés du réalisateur décédé en 2009 à l’âge de 81 ans. «C’était un cinéaste libre-penseur doté d’une grande force de caractère, dit cette enseignante en cinéma au Cégep François-Xavier-Garneau. Il a dû lutter contre la censure, parfois sans succès, afin de faire passer ses idées.»
C’est le cas de son tout premier documentaire, Dimanche d’Amérique. Tourné en 1961, il montre une journée dans la vie de la communauté italienne de Montréal. Ayant voulu y aborder la question de la mafia, l’artiste voit son film censuré par l’Office national du film.
Au cours de sa période ONF, Gilles Carle tourne des documentaires ne dépassant pas 30 minutes sur différents sujets dont le patinage sur glace, l’entraînement de nageurs pour les Olympiques, les rituels familiaux et l’industrie agroalimentaire. Il faudra attendre 1964 pour qu’il s’éclate enfin avec Percé on the Rocks, un court métrage se situant aux antipodes du film «carte postale».
«C’est un portrait du rocher Percé à la fois original, amusant et surréaliste, où abondent les jeux de mots et de cadrage, souligne Marianne Gravel. Le spectateur reçoit de l’information sur la morue circulant autour du rocher, sur la météo et sur les fous de Bassan, mais sur un ton plutôt frivole. On entend une ribambelle de bruits bizarres tels des bâillements, des éternuements, des sons de flûte et de guimbarde. Le film se termine sur l’air d’O Sole Mio.»
Parmi les documentaires les plus personnels de Gilles Carle figure Jouer sa vie (1982). D’une durée de 79 minutes, le film traite du jeu d’échecs, mais de façon spéciale. Trois grands joueurs y tiennent les premiers rôles: Viktor Korchnoi, un Soviétique en exil, Anatoly Karpov, considéré comme le Russe modèle, et l’Américain Robert Fischer, reconnu pour être un asocial. «Chaque joueur présente sa vérité idéologique de manière très subtile, souligne Marianne Gravel. Le film ne parle pas seulement d’échecs, mais aussi du contexte particulier de la guerre froide dans lequel les joueurs deviennent des ambassadeurs. Gilles Carle y insère des références au film western et fait intervenir sa muse et compagne Chloé Sainte-Marie.»
L’un des films les plus personnels de Gilles Carle et l’un des coups de cœur de Marianne Gravel est Ô Picasso (1985). Il s’agit d’un portrait éclaté du fondateur du cubisme. En parlant de Picasso, Carle fait écho à sa propre personnalité, souligne ainsi la cinéphile. Le film permet des rapprochements étonnants entre les deux créateurs, notamment un grand embarras face à la morale. L’œuvre montre qu’il est impossible de séparer la vie de Picasso de ses femmes et de sa peinture. Idem pour Gilles Carle qui n’hésite pas à se laisser inspirer par la femme qu’il aime et à l’inclure dans ses films, en l’occurrence Chloé Sainte-Marie. Sur le plan formel, le film constitue une véritable ode à la couleur. Les dessins d’enfant y côtoient allègrement des toiles du maître.
Autre coup de cœur pour Marianne Gravel: Le diable d’Amérique (1990). Carle y parle de la figure du diable et de son influence maléfique dans le Bas-Saint-Laurent, à Rigaud, en Louisiane et à Dallas. On apprend ainsi que cette ville du Texas est le théâtre de purgations vomitives chez des hommes d’affaires qui veulent chasser le démon de leurs entrailles. C’est aussi l’occasion pour Gilles Carle de dire ce qu’est le diable à ses yeux: la pollution, les armes nucléaires et la consommation effrénée.
En 1999, Gilles Carle a tourné un dernier documentaire, Moi, j’me fais mon cinéma. De sa maison de l’Île Verte, l’homme raconte sur un ton humoristique son parcours de cinéaste. «Il est alors atteint de la maladie de Parkinson, mais il est quand même joyeux et plein de vie, dit Marianne Gravel. Parfois en couleur, parfois en noir et blanc, le film s’anime de toutes sortes de trouvailles et d’idées. Tout à fait dans l’esprit de son créateur.»